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Une lecture du Séminaire
D’un Autre à l’autre*
Jacques-Alain Miller
XIII — Paradoxe, énigme et aporie
Pratique structurée
J’ai rêvé un peu sur cette expression de Lacan : « ce qui s’appelle improprement la clinique »[1]. Qu’est-ce que l’usage impropre du mot clinique ? Lacan rappelait à un autre moment qu’il s’agissait du chevet du patient, le lit, le divan étant impliqué dans le mot.[2] J’imagine qu’on fait un usage impropre du mot clinique en psychanalyse quand on lui fait faire la paire avec le mot de théorie : les cliniciens à gauche, les théoriciens à droite. D’un côté, le particulier du cas et éventuellement la pluie de cas, de l’autre côté, les principes, les graphes fondamentaux.
Spécialement dans D’un Autre à l’autre, ce qui s’appelle proprement clinique pour Lacan, c’est ce qui fait couple avec le terme de structure. La structure fait l’axe de ce Séminaire. Dès la première leçon, Lacan rappelle l’adhésion qu’il a pu donner à son rangement dans la même case qu’un certain nombre d’auteurs structuralistes.[3]
Dans le couple clinique et structure, « la structure commande »[4], elle a une action, ce n’est pas une structure de contemplation. Lacan se prévaut d’être logicien, par exemple logicien de l’acte psychanalytique lorsqu’il s’essaie à en résumer les résultats acquis dans son Séminaire de l’année précédente : « Cette logique s’articule des coordonnées mêmes de la pratique. »[5]
Il faut sans doute ici modifier le terme de clinique, qui supposerait au moins cette intellection impropre, qu’on supposerait que la clinique est invariable, alors que celle qui est psychanalytique est articulée dans la pratique. Ces considérations m’avaient conduit, alors que j’avais à énoncer ce que je pouvais tirer de ma pratique commençante de psychanalyste, après la disparition de Lacan, à faire un petit exposé sous le titre de « Clinique sous transfert »[6]. Ce qui s’appelle proprement la clinique en psychanalyse, c’est la clinique qui n’omet pas le facteur transfert. Dans ce Séminaire structuraliste, Lacan dit sur le transfert des choses à repérer. C’est en tout cas le chemin que je suis : la théorie psychanalytique est théorie de la pratique psychanalytique, qui est précisément une pratique structurée, dont Lacan dit même qu’elle n’est rien si elle n’est pas structurée.[7]
La pratique est en effet apparemment si peu de choses, une rencontre, la position de l’un et de l’autre, une communication différente de l’un et de l’autre. S’il n’y a pas la structure – il faut entendre par là ce après quoi Lacan en a dans ce Séminaire –, c’est un rien. Cela explique la révérence parfois superstitieuse que des analystes peuvent avoir à l’endroit de ce qu’ils dégradent en l’appelant le cadre. Il ne s’agit pas de cadre, mais de structure, la différence entre le cadre et la structure étant que la structure opère, elle a une action, elle commande.
Double positivation
Reprenant les termes mêmes de ce Séminaire, j’ai évoqué le parallèle à faire entre l’éclosion d’une névrose et le déclenchement d’une psychose.[8] Lacan donne l’ébauche d’une structure à l’éclosion d’une névrose, d’ailleurs sur le chemin qui le conduit à donner une nouvelle construction sur les positions névrotiques.[9] On trouve, se précipitant dans le dernier élan du Séminaire, des formules qui mettent en parallèle l’hystérie et l’obsession, formules qui trouveront une forme, sans doute plus frappée, plus définitive, dans le Séminaire qui suivra de L’envers de la psychanalyse.
Nous avons dans ce Séminaire l’esquisse de l’éclosion d’une névrose comme l’esquisse des positions du névrosé. Lacan fait dépendre l’éclosion d’une névrose d’une double positivation, celle de la jouissance érotique – la jouissance érotique est spécialement avant tout la jouissance autoérotique, telle celle qui fait intrusion pour le petit Hans – et celle du sujet comme dépendance – et non pas dépendant – du désir de l’Autre.
Cette double positivation n’est pas du tout quelque chose que Lacan lâche en passant. Cela indique la constance de sa préoccupation pour l’origine de tout ça.
Comment est-ce que ça se branche au départ pour le vivant ? Lacan le redira avec d’autres termes la semaine suivante: « Le sujet, surgi du rapport indicible à la jouissance, d’avoir reçu – d’où ? – ce moyen, le signifiant, en est frappé d’une relation à ce qui se développant à partir de là, va prendre forme comme Autre. »[10] Référons cette phrase à l’articulation de la double positivation. La positivation de la jouissance est celle qui s’exprime par l’expression « le sujet, surgi du rapport indicible à la jouissance », et, deuxième volet, « la relation à ce qui va prendre forme comme Autre» se laisse rapporter à cette positivation du sujet comme dépendance du désir de l’Autre. Il ne s’agit pas ici d’arguties, mais d’une tentative pour formaliser, pour logifier des recherches de Freud parfois plus obscures dans leur prolixité que ce que Lacan nous apporte de très dense, dans des formules ramassées, parfois improvisées, où l’on n’a pas à se perdre sur des pages et des pages. On se perd sur un paragraphe, sur une phrase. Il faut lire Lacan au niveau de la phrase, y compris les Séminaires.
Jouissance indicible
On fait deux temps distincts du rapport à la jouissance – ou rapport sexuel – et de la relation à l’Autre. Dans le passage plus haut cité, la relation à l’Autre se précise de : il y a là un développement qui prend forme d’Autre, donc qui n’est pas nommé d’un coup, et nous sommes effectivement dans le cadre d’une genèse. Ce point de vue est vraiment structurant pour Lacan, c’est dans son œil. Il avait travaillé ce rapport et cette relation en 1964 comme l’articulation de l’aliénation et de la séparation. La séparation, qui nous donne l’objet a, concerne le rapport à la jouissance, l’aliénation, c’est la logique de la relation à l’Autre.[11] Mais cela a pivoté, puisqu’en 1964, l’aliénation est première et la séparation seconde. Lacan affronte comme tel, dans ce pivotement, le rapport indicible à la jouissance – l’adjectif d’indicible est tout à fait à sa place ici, puisqu’on imagine un rapport qui n’a pas encore accédé à la relation à l’Autre, au signifiant –, tandis que, de l’autre côté, nous avons la relation signifiante à l’Autre.
Si le sujet surgit par rapport à la jouissance indicible, on ne peut pas écrire d’emblée le sujet, mais un x dans son rapport à la jouissance, d’où surgit un sujet, qui se trouve pris dans la relation signifiante S1-S2. C’est ainsi qu’au terme, nous avons son Autre développé avec tous les labyrinthes et les moires du discours de l’Autre.
L’intérêt de Lacan n’a jamais cessé pour cet étrange « x relation à jouissance », qui est même le foyer brûlant à quoi les constructions signifiantes se rapportent. Ce x est la fonction même de cet indicible. L’usage que je fais du x ici peut se justifier par l’usage qu’en fait Lacan dans son Séminaire de L’angoisse.[12] Ceci se poursuit dans le Séminaire suivant, dit d’une autre façon.
Je n’apporte ces quelques références que pour que vous sentiez que nous sommes là appendus à quelque chose qui se repère dans le discours théorique de Lacan. Cela se répète avec un vocabulaire changé, avec des inversions, mais il y a, dans l’enseignement même élaboré par Lacan, une structure de répétition, et si vous l’approchez, vous lisez aussitôt Lacan d’une autre façon, vous le lisez informé.
Trou de la subjectivité
Cela peut être plaisant de retrouver cette articulation binaire sous des formes d’expression qui, au départ, ne semblent pas coïncider. Dans L’envers de la psychanalyse, Lacan dit – et c’est la même chose – : « Il y a un rapport primitif du savoir à la jouissance et c’est là que vient s’insérer l’appareil du signifiant ».[13] Plaçons ici l’insertion de l’appareil du signifiant. À partir de ce qui surgit du rapport indicible à la jouissance, nous avons, en effet, un savoir que nous écrivons avec une petite cellule formatrice de la répétition.
Ce qui est là marqué du sceau du x est à proprement parler hors signifiant, ce qui est la place de ce qui n’est pas interprétable. Lacan a toujours réservé cette place, quitte à l’identifier à la présence de l’analyste même, avec la notation assez précise de ne pas interpréter la présence de l’analyste, qui susciterait à proprement parler l’acting out en faisant monter l’analyste sur la scène, alors que sa présence est à sa place hors signifiant.
Ce schématisme permet de dire que ce que vise le signifiant, et ce que vise la répétition, est hors d’atteinte. Le signifiant tente de retrouver le rapport primitif à la jouissance, mais il ne le retrouve jamais dans son caractère primitif. Ce qui est assez bien traduit par cette position en arrière que nous lui avons attribuée. Cette petite construction conditionne de près ce qu’on vante à l’occasion comme l’écoute psychanalytique, disant quelque chose de son réglage : elle doit être réglée sur les retrouvailles manquées de la jouissance.
On peut situer à ce niveau premier l’effet de ce qui s’est imposé dans la recherche de la psychanalyse comme le traumatisme. Le jeu de mot de Lacan sur le troumatisme prend là aussi son fondement. Le trou du traumatisme est là, qui est la seule définition que l’on puisse donner du sujet à cette place, dans la mesure où il n’y a pas de sujet de la jouissance au niveau de ce rapport primitif. C’est pourquoi on ne peut désigner le sujet de la jouissance que dans le trou, dans le manque de la subjectivité. Sauf que manque est déjà trop dire, puisqu’il n’y a pas encore les symboles pour marquer les places qui permettent de dire manque.
On trouvera sans doute à partir de là, fonctionnant, le sujet du signifiant, représenté dans la chaîne signifiante, et véhiculé par elle, Lacan pouvant parler en même temps « du sujet qu’une certaine perte représente ».[14] C’est un autre mode de représentation que le mode signifiant, au moins là pour essayer de cerner ici le difficile. Nous pouvons écrire a comme la marque de ce que, une fois dissipée, la primarité de l’élément jouissance revient tout de même au sujet. On trouve la même articulation dans la phrase suivante : « Le rapport à la jouissance s’accentue soudain » – se rassemblent dans ce soudain la diachronie, l’énumération des étapes – « de cette fonction encore virtuelle qui s’appelle celle du désir. »[15]
Le réel de l’impossible
À partir du moment où a est sauvé du désastre de la jouissance, nous avons en effet la cause du désir qui est déjà là et qui va elle-même fonctionner comme le sujet du signifiant véhiculé par cette chaîne. Se former à ce binarisme éclaire au moins ce que Lacan veut dire à travers. Alors que le vocabulaire est différent, c’est la même structure qui fait là l’objet de sa recherche.
En faisant de la jouissance un point à l’infini, Lacan nous donne la représentation de ce schématisme. C’est un point qu’aucune manœuvre de rapprochement métrique, aucun pas à pas, ne lui permettra d’atteindre.[16]
Il essaye de construire, d’esquisser sa clinique, à partir de termes dont je n’essaierai pas de justifier pourquoi je dis l’un avant l’autre. Il structure sa clinique à partir d’impossibilités, d’apories, ce qui d’ailleurs fait cerner les positions névrotiques comme autant de réponses à ces apories. Ce qui anime le clinique dans la dernière partie de ce Séminaire, c’est son articulation à des impossibilités, à des apories, dont les formes de réponse ou les formes de solution sont données par les différents types de névrose. Lacan laisse là en dehors du champ qu’il parcourt les psychoses, et il intègre la perversion.
La présentation de la jouissance comme d’un point à l’infini impossible à atteindre est couplée avec le terme d’insuffisance qui qualifie les différentes formes de névrose. L’impossibilité se projette en termes d’insuffisance[17], ce qui est de l’ordre du réel est traduit cliniquement en termes de je n’y arrive pas. Cette insuffisance masque l’impossibilité, lui fournissant même un alibi. C’est pourquoi ce n’est que d’une pratique qui fait tomber l’alibi de l’insuffisance que se dégage, dans son éclat de diamant, l’impossibilité. Lacan, dans sa pratique – on en a le témoignage –, par ses exigences elles-mêmes, faisait franchir au sujet les petites barrières de l’insuffisance : « Docteur, je suis ruiné ! – Vous me paierez le double la prochaine fois. » C’est une façon, en effet, de mettre le sujet à l’épreuve de ses alibis d’insuffisance pour dégager d’autant plus purement le réel de l’impossible.
De là, la névrose considérée comme la traduction d’une aporie.[18] C’est la forme d’une clinique tout à fait précise, où en particulier la névrose, hystérique et obsessionnelle, se présente, s’articule à partir d’un impossible. C’est la clinique que Lacan promeut dans la dernière partie de ce Séminaire, et sans doute pour compenser aussi, par l’illustration, ce que ces démonstrations logicomathématiques avaient pu avoir d’aride pour les psychanalystes, mais aussi parce que ces constructions qui paraissaient abstraites étaient déjà orientées par la notion de les mettre en fonction dans cette clinique structurale.
L’atelier du discours du maître
Cette clinique prend son départ, très classiquement, de l’hystérie et de l’obsession rapportées aux positions masculine et féminine. C’est à la fois la reprise d’un schéma que Lacan avait exploité dès son premier enseignement, et en même temps le moment où se prend, d’une façon qui n’est pas complètement explicitée, l’aiguillage qui le conduira à sa thèse « Il n’y a pas de rapport sexuel », et aux formules de la sexuation, à quoi il donnera une forme écrite dans « L’étourdit ».[19] D’abord l’homme et la femme. La notion, en effet, qu’il y a une position propre à chacun des sexes. Lacan a le culot de dire, devant son assistance de contestataires, que la position qui convient à l’homme, c’est de remplir l’identification à la fonction dite du père symbolique. Nous avons là une formule qui n’est rien moins que progressiste et qui stipule l’identification imaginaire à la fonction du père symbolique.[20] On est à se demander: est-ce le père de Totem et tabou qui nous est offert à nouveau ? Lacan lui donne une version affaiblie dont il note qu’elle est à la portée, et plus facilement à la portée, la fonction être le maître. Cette adéquation de la position masculine à celle d’être le maître est ainsi affirmée, tout doucement, sans développement.
Lacan en dérive la position de l’obsessionnel, spécialement accordée à la position masculine, la racine de sa clinique étant de refuser de se prendre pour un maître. D’où il insère la description la plus classique qu’il ait pu donner du comportement obsessionnel: il ne se prend pas pour un maître, mais il traite avec le maître. Il fait des traités, il a à payer. Ce paiement n’est jamais comblé, n’est jamais achevé, comme si la dette passait dans un tonneau des Danaïdes. Tout cela se faisant dans un cérémonial qui doit être respecté et où sa place de ne pas être le maître garde sa dignité.
C’est de ce côté-là que Lacan va élaborer ce qu’il appellera l’année suivante le discours du maître. Nous voyons, dans la fin D’un Autre à l’autre, ce qui sera le discours du maître travaillé comme position de l’obsessionnel. C’est une leçon plaisante que celle-ci, puisqu’on voit à quel point ce n’est pas une approche dogmatique qui doit prévaloir dans l’étude de Lacan, puisque ce qui est, par exemple, élaboré sous la forme d’une permutation de trois termes se retrouve donné au début de l’année suivante comme une permutation de quatre termes donnant quatre discours. Ce ne sont jamais, dans ce Séminaire, que des essais, des esquisses, et les écrits qui ponctuent ce chemin n’arrêtent pas Lacan, mais lui donnent quelques repères pour la suite. Nous sommes dans un atelier.
Néant fictionnel du sujet supposé savoir
Il y a là comme un doublet réflexif. Du côté de la position féminine, et de sa dérive clinique comme position hystérique, être la femme – comme pour l’homme, c’était être le maître, forme affaiblie d’être le père –, et, formule de la position hystérique, « ne pas se prendre pour la femme ».[21]
C’est ce qui conduit Lacan à pouvoir aussi insérer, de façon implicite dans la description de cette position, un certain nombre de données déjà réunies. Ne pas se prendre soi-même pour la femme implique ou va de pair avec en prendre une autre pour la femme. Il y en a une qui saurait vraiment ce que c’est. Lacan attribue à l’hystérique de promouvoir le point à l’infini de la jouissance comme absolue, c’est-à-dire de promouvoir la castration au niveau du Nom-du-Père symbolique en voulant être sa jouissance.
Nous avons en un éclair, en même temps que la formule « Il n’y a pas de rapport sexuel » – qui fait là son entrée à proprement parler –, une déduction en court-circuit de « Il n’y a pas de rapport sexuel ».[22] Lacan obtient cette formule à partir de l’opposition entre la jouissance et le vivant. La chose freudienne, comme la vérité – c’est la même chose –, « a pour propriété d’être asexuée », tandis que le vivant – le vivant qui habite le langage – « a, lui, fonction et position sexuelles. »[23] C’est de l’opposition entre la sexuation, la sexualité, le caractère non marqué par la différence sexuelle de la jouissance comme telle, c’est du contraste entre la jouissance comme telle et une biologie – même une psychobiologie, puisqu’il n’y a pas seulement fonction sexuelle, mais position –, que Lacan dit: il est bien forcé en conséquence qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, au sens d’une relation logiquement définissable entre le signe du mâle et celui de la femelle.[24]
C’est pourquoi, si l’acte subsiste comme sexuel, il ne peut pas faire le rapport sexuel, parce que c’est un acte toujours manqué, entendons toujours manqué à atteindre le point à l’infini de la jouissance. C’est pourquoi il donne à ce manqué de l’acte sexuel la présence, au cœur du rapport sexuel, de la castration, le a venant alors se substituer à la béance du rapport sexuel. Tout cela serait à apprécier et l’être de plus près en fonction des développements importants que Lacan a donnés par la suite à cette thèse de l’absence du rapport sexuel.
De même, il est frappant que lorsque Lacan reprend, dans ce Séminaire, la théorie de l’acte psychanalytique, il le tire du côté du paradoxe, de l’énigme, et de l’aporie. Quelle est l’énigme centrale de l’acte psychanalytique selon Lacan dans ce Séminaire ? C’est une énigme dont le siège est le psychanalyste lui-même, pas l’analysant. C’est le mystère du désir de l’analyste, là sous la forme du désir de faire l’analyste, dans la mesure où une analyse se conclut – c’est la construction logicienne de Lacan dans les deux Séminaires précédents – par la chute de la fonction supportée par l’analyste. Il se fait le support du sujet supposé savoir, ce sujet supposé savoir étant lui-même une fiction, comme son nom l’indique. Il engage l’analysant à rencontrer ce sujet supposé savoir pour obtenir la vérité sur son être. Il apprend aussi à reconnaître, dans ses conduites et ses symptômes, qu’il en va de son être, et puis, le néant fictionnel de ce sujet supposé savoir chute, disparaît, s’évapore, s’évanouit. Pas qu’une fois. Le processus est répétitif et entraîne l’analyste qui s’en est fait le support dans cette chute.
Cette question est très proche pour Lacan et n’a jamais été formulée avant lui. Il va même jusqu’à supposer que l’analyste ne peut vraiment tenir sa place dans la pratique qu’à la condition d’un certain « voilage »[25] de cette structure pour lui, c’est-à-dire qu’il est promis, par l’expérience même qu’il patronne, à disparaître dans le privilège de la fonction qui lui était attribuée.
Lacan demande, très sérieusement, dans le chapitre des « Paradoxes de l’acte psychanalytique»: « L’analyste sait-il ou non ce qu’il fait dans l’acte analytique ? »[26] Il est bien possible qu’il ne le sache pas, ce non-savoir étant la condition pour qu’il soit à la hauteur de sa pratique. Cela n’a évidemment jamais découragé personne et reste un point limite. Les analystes n’y ont pas trouvé un sujet de tourment. C’est déjà beau quand ça dure, et puis, quand le sujet supposé savoir fiche son camp, avec le patient – on suppose –, il reste à espérer qu’un nouveau patient sorte de l’ombre et prenne sa place. Le fonctionnement routinier de l’expérience est même propre à voiler ce qu’a de féroce, pour l’analyste, la description que Lacan donne de la fin d’une analyse.
Interprétation et répétition
Je me dois de vous signaler un passage qui révise une thèse de Lacan allant à contresens de sa distinction entre transfert et répétition.[27] Du côté du transfert, c’est la structure même de l’expérience analytique, à distinguer d’une répétition qui évite toujours le réel. Il met ici au contraire l’accent sur l’implication du transfert à partir de la répétition – il entend par répétition ce qui est ici écrit S1-S2 et la suite. En ce sens, le champ analytique comme tel est structuré comme champ de la répétition, de telle sorte que le transfert ne peut y apparaître que sous cette forme aussi bien.
« Que tout ce que nous désignons comme transfert soit interprété dans l’analyse en termes de répétition, quel besoin y a-t-il pour autant de mettre en question ce que le transfert peut avoir d’objectif? [...] L’analyse est en effet une situation qui ne prend son appui que de la structure. Il n’y a rien là qui ne soit de l’ordre de ceci que la structure commande. Rien ne peut donc être saisi que de l’ordre de la répétition. »[28] Lacan fait, en ce sens, de la répétition, la forme même, signifiante, la structure imposée au discours dans l’expérience analytique. N’est interprétable que la répétition.
On le vérifie. Quelqu’un de commençant me rapportait ses émois, ses découvertes, ayant été frappé de voir le patient, dès le premier temps, dire quelque chose comme « je m’aperçois que tous les hommes que j’ai aimés... », c’est-à-dire je m’aperçois d’un trait, d’une caractéristique, d’un signifiant commun de tous. Nous avons là comme un petit éclat qui est précisément la conjonction de l’interprétation et de la répétition, qui est de s’apercevoir que les comportements disjoints de son existence, les rencontres, les contingences, obéissent en fait à la loi d’un pour-tous. – Pour tous ceux que tu aimeras, il faudra qu’ils aient ceci et cela. Il y a en effet un espoir quand ce pour-tous surgit de la répétition dans l’interprétation, il y a une chance pour que le sujet se déprenne de cette loi.
Lacan lui donne un développement à propos de la position de l’analyste – un développement qui n’était pas explicité dans son Séminaire de « L’acte psychanalytique », et qui l’est dans son résumé – : les affinités de la position de l’analyste avec celles du masochiste, au point d’établir l’analyste dans une position qu’on pourrait dire para-masochiste, puisqu’il tient la position de a et supporte la fiction de sujet supposé savoir.[29] L’analyste n’est pas une fiction, mais il amène sa dégaine, sa personne, et le petit monde qu’il représente, pour qu’on puisse donner créance à la fiction du sujet supposé savoir, et il le fait en acceptant une position déchue dans l’expérience. Ce dont on n’a pas le sentiment quand on voit des enseignants rayonnants à la tribune. Le même, vautré dans son fauteuil, ne suscite pas la même gloire. L’analyste est mis en position de a déchet, mais il est en fait – on l’espère – le vrai maître du jeu. Même si on lui remet les clés de l’association libre, il n’est que le faux maître du jeu.
Sujet supposé savoir réduit à zéro
Lacan a une très jolie façon de situer la position de l’analyste au regard de l’objet a à partir de la formule qui est illustrée par exemple par les netsuke – il y a toute une sagesse là-dedans –, ces petites figurines où l’on voit trois moines ou trois petits singes, l’un mettant les mains sur la bouche, l’autre sur les yeux, et le troisième sur les oreilles.[30] Lacan fait valoir ces trois termes pour marquer que le se taire de l’analyste isole la fonction de la voix, le ne rien voir, celle du regard, et le ne rien entendre les demandes orale et anale.[31]
La position du névrosé, telle que Lacan la donne ici, est celle de celui qui reste attaché au service du sujet supposé savoir, dans la mesure même où, pour lui, « le savoir est la jouissance du sujet supposé savoir ».[32] Il s’y réfèrera à nouveau dans L’envers de la psychanalyse: « Il m’est arrivé l’année dernière d’appeler savoir la jouissance de l’Autre. »[33] Ce qui fait pour le névrosé la consistance de la jouissance, c’est de l’attribuer à l’Autre, qu’elle soit à l’Autre, et que, lui, se marque comme à sa remorque. C’est pourquoi, dit Lacan, il « est incapable de sublimation », car la sublimation – il faut s’entendre, le fait de faire œuvre – est le propre de celui qui sait que cette jouissance de l’Autre n’est rien, que le sujet supposé savoir n’est qu’une fiction.[34] Ce n’est qu’à se déprendre des frayages répétés qui lui auront été ouverts par l’Autre comme autant de pièges, qu’il pourra faire œuvre. Utile, c’est encore à voir. Beaucoup d’œuvres inutiles n’en sont pas moins sublimation. Il faut donc une réduction à zéro du sujet supposé savoir pour que la jouissance en soit libérée et pour qu’on puisse enfin faire œuvre.
XIV — Un Autre feuilleté
D’un Séminaire à l’autre
Je passe du temps à lire le Séminaire D’un Autre à l’autre, moins de temps que je n’ai mis à le rédiger, et activé par l’étrangeté d’être moi-même sollicité par la difficulté intrinsèque à ce texte. L’étrangeté tient à ce que de l’avoir rédigé, je n’en suis pas moins un lecteur proche de la position où vous êtes.
Ce Séminaire est à prendre comme polarisé par le suivant, L’envers de la psychanalyse. Ce n’est pas parce que Lacan donnait une suite de Séminaires que le renvoi de l’un à l’autre – et il en commente la formule à la fin du Séminaire[35] – est équivalent tout du long de cette suite.
Les Séminaires XIV et XV, « La logique du fantasme » et « L’acte psychanalytique », certainement font la paire. L’un et l’autre s’appuient du même groupe de Klein que Lacan utilise d’une façon distincte la première et la seconde année. C’est du joint entre ces deux Séminaires que Lacan a apporté sa « Proposition sur le psychanalyste de l’École », qui détermine aujourd’hui encore l’épreuve de la passe dans les écoles qui la pratiquent. Comme cet écrit d’un côté se fonde sur les résultats du Séminaire XIV, mais en même temps les dépasse, le Séminaire XV trouve là sa place d’explicitation et d’interrogation.
Je place de la même façon comme paire les Séminaires XVI et XVII. Ce que nous voyons frémir dans D’un Autre à l’autre concernant une pratique logicienne en psychanalyse, et qui s’ébauche sous la forme de trois séquences de trois termes, trouve une forme qui restera définitive au début de L’envers de la psychanalyse. Il y en a d’autres, dans l’enseignement de Lacan, et on peut même retrouver ce rythme d’une façon assez permanente.
Comment tout de même s’articulent ces deux ensembles?
Recul du fantasme
Il est question de l’objet a dans les Séminaires XIV et XV, et précisément s’agissant de la logique du fantasme. Le a est mis en valeur comme l’un des termes de la structure du fantasme avec le sujet. Ce Séminaire exploite le dynamisme du rapport entre $ et a. Ce a, conformément aux formules premières de Lacan, est lui-même situé dans son rapport avec le symbole de la castration imaginaire, -φ, qu’à la fois il supplante, il comble, et aussi bien qu’il contient. Selon les moments, ces différentes valeurs sont exposées par Lacan. Voilà en quelque sorte les termes entre lesquels se place l’objet a dans le couple des Séminaires précédents – je ne dis rien là du groupe de Klein et de son fonctionnement. La passe apparaît, par exemple, comme un certain type d’échange de places, comme cela a lieu aux échecs quand on est autorisé au roque entre le roi et la tour. La passe est expliquée comme un certain roque, un échange de places entre a et -φ, ce moins phi qui garde encore la trace de la toute première traduction par Lacan de la scénographie freudienne de la privation maternelle.
De simplement lire le Séminaire D’un Autre à l’autre en ayant en tête ce que je viens de dire, montre que si l’objet a y apparaît bien d’emblée, il n’est aucunement, tout le long de ce Séminaire, situé de façon privilégiée dans le fantasme. Le mot fantasme est à première vue très absent. Lacan fait tourner la configuration, et nous avons là une confrontation de deux termes d’où le fantasme est absent, deux termes qui sont, comme l’indique le titre après tout, grand A et le a de l’objet, non pas celui de l’autre imaginaire. Si le fantasme peut ainsi repasser dans l’ombre, c’est que nous avons à la place l’étude des rapports comme tels entre le grand Autre et l’objet a. C’est ce qui nomme la confrontation que j’ai désignée comme celle du savoir et de la jouissance, la donnant comme titre à un de ces chapitres. C’est aussi le titre qui désigne le mieux le vecteur de ce Séminaire, et qui aboutit à une position remarquable et tranchée concernant la répétition, dont le terme est aussi ici peu présent, sinon là où j’indiquai qu’en même temps, il y est donné comme structurant le champ où se déroule l’analyse. Ce qui fait qu’il n’y aurait pas à s’étonner que le transfert puisse prendre le rythme de la répétition, comme tout phénomène qui figure dans ce champ.
Le rapport de l’Autre et du a est dans ce Séminaire saisi sans donner une place essentielle à la subjectivité, ce n’est pas le sujet qui est là la fonction sur quoi pivotent les termes. La meilleure preuve en est que vous avez des considérations très fournies sur la politique de la jouissance et du savoir, et il n’est pas là question d’utiliser – on le comprend – des termes qui appartiennent à l’intime ou à l’extime du sujet, puisqu’on s’occupe de jouissance et savoir au niveau du lien social. Le terme du fantasme recule donc du premier plan, laissant alors l’espace libre où la nouvelle création de Lacan prend sa place.
Transformations de l’Autre
L’objet a n’est plus ici situé comme il l’était dans les Séminaires précédents. Cette rupture ou ce déplacement de la perspective est après tout assez indiquée par Lacan lui-même qui introduit, dès la première leçon, la fonction du plus-de-jouir pour situer a. Donc, le plus-de-jouir peut demander Marx pour trouver sa place, mais n’implique nullement la logique du fantasme. Ce qui doit changer corrélativement à a, c’est aussi bien la définition du grand Autre, et qui occupe Lacan, en effet, dans la première partie du Séminaire. Nous assistons à une transformation de ce qu’il utilisait jusqu’alors comme fonction du grand Autre.
Le grand Autre est une vieille connaissance qui a commencé sa carrière dans une leçon du Séminaire II que j’avais intitulée « Introduction du grand Autre », où Lacan fait apparaître qu’il y a deux types d’autre que nous écrirons l’un avec une majuscule, et l’autre avec une minuscule ».[36]
Comment dire en abrégé les transformations de la signification, de la référence de ce grand A ? Je vais énumérer quelques-unes des grandes formes que Lacan a pu donner à cet A.
Premièrement, l’Autre comme lieu de la vérité évoqué à partir de la parole. Dire lieu de la vérité est une façon d’extraire la parole de la solitude du sujet. Quand on parle de la pensée, le sujet peut être solitaire, et à l’occasion il l’exige. La parole, elle, relie. Parler de lieu de la vérité, ce n’est pas donner une substance, mais indiquer un lieu virtuel différent de la position dans l’espace des locuteurs, et où sont censés se comparer, se mesurer les arguments, un lieu transcendant à l’espace de chacun. L’agora grecque peut en être la représentation substantielle, matérielle. Deuxièmement, dans les premiers schémas de Lacan, l’Autre figure comme lieu du code dans la dichotomie code/message. Le lieu, c’est le code. Au niveau du message, c’est plutôt une émission, une scansion. Les deux termes ne sont pas homogènes à cet égard, même s’ils se répondent. Le lieu du code est donc susceptible, avec son partenaire le message, de nous donner au moins quatre différents types d’émission.
Troisièmement, autre forme du grand Autre, le trésor des signifiants, avec comme exemple le dictionnaire qui abonde en exemples d’usage, la référence de l’Autre comme trésor des signifiants virant là plutôt à l’écriture qu’à la parole.
Quatrièmement, l’Autre est aussi introduit, au niveau phonologique, comme batterie signifiante nécessairement complète. C’est la petite merveille phonologique qui fait qu’on peut rassembler l’ensemble des oppositions qui structurent la phonologie dans un petit tableau menu, et qui est, en effet, le signifiant saisi au niveau du phonème.
Cinquièmement, cette transformation de l’Autre qui consiste à l’écrire avec un A barré, voire entre parenthèses, la parenthèse étant précédée d’un S majuscule. Lacan ne l’écrit pas ainsi dans ses tout premiers écrits, ne délivrant qu’un peu plus tard ce A barré. Le A barré est la façon dont il traduit la scission mise en valeur par Gödel de la vérité et de la démonstration. En son temps, la démonstration de Gödel, passant par un certain nombre de relais popularisants, a ébranlé le monde pensant par ce qu’il met en évidence de la scission entre des propositions vraies dans un système qui, pour autant, n’y sont pas démontrables.
C’est là le stigmate de ce que Lacan repère comme une inconsistance, une défaillance de l’Autre, et qui lui fait douter de ce que l’Autre puisse comme tel se soutenir. Si Lacan en est venu un peu plus tard, de façon assez contemporaine avec ce Séminaire, à poser que l’Autre n’existe pas ou que le sujet supposé savoir est une fiction destinée à s’évanouir, ces considérations, dans ce langage, doivent beaucoup à l’émergence du théorème de Gödel. La vaporisation de l’Autre en tant que sujet supposé savoir est en quelque sorte appelée par le démenti que le théorème de Gödel, si on en fait une amorce pour penser, apporte à l’instance du tout savoir.
Sixièmement, donc, l’Autre comme sujet supposé savoir. La réduction de l’Autre omniscient à un simple supposé savoir peut se traduire par l’inexistence de l’Autre, que Lacan formule comme telle dans son texte sur « L’acte psychanalytique »[37].
Septièmement, est apportée une indication concernant l’Autre qu’on ne trouve pas ailleurs, qui est vraiment le pas fait avant tout dans la première partie du Séminaire D’un Autre à l’autre. J’ai donné au chapitre où ça se marque la première fois le titre de « Topologie de l’Autre ». En effet, l’Autre qui opère dans ce Séminaire dans sa relation à un a plus-de-jouir, et non plus objet du fantasme, est un grand Autre de structure feuilletée, qui est répété plusieurs fois sous des formes diverses, mais qui, par exemple, se présente sous la forme d’enveloppes répétées, de parenthèses, dont on saisit que n’est donnée que la matrice, et que le fonctionnement a à en être indéfiniment répété.
Infinitisation de la jouissance
C’est un Autre feuilleté – Lacan en cherche la représentation la plus adéquate –, un Autre qui présente « une structure indéfiniment répétée »[38]. Chaque fois qu’émergent dans le Séminaire ces schémas feuilletés, vous observez la connexion étroite qui est faite entre structure et répétition. Nous avons une structure dont finalement on ne peut jamais donner que la matrice, puisqu’elle est destinée à se développer par une répétition indéfinie.
Je donne là beaucoup de valeur à une incise de Lacan : une structure indéfiniment répétée qui est l’objet a.[39] Autrement dit, la dernière transformation que j’ai énumérée de A comme structure feuilletée est justement celle qui le ferait coïncider avec l’objet a. Cela suppose en effet un Autre dont la structure intègre la répétition. Il le développera au début du Séminaire suivant.
Reprenons les choses sur ce que Lacan apporte d’une saisie clinique de l’hystérie, qui peut aussi ou doit se lire en référence à ce qui en est dit dans L’envers de la psychanalyse.
L’hystérique lacanienne procède d’un refus. Dans L’envers, Lacan impute à l’hystérique, plutôt qu’une complaisance somatique, un refus du corps.[40] Elle procède en tout cas dans D’un Autre à l’autre d’un refus qui s’exprime de la façon suivante: « ne pas se prendre pour la femme ».[41] La formule ne pas se prendre pour indique qu’il s’agit de l’assomption d’un rôle qui est celui qui semble revenir à la femme dans la conjonction sexuelle.
Le premier refus en question est donc celui du refus d’un rôle à jouer. Même si Lacan a essayé par la suite d’aller au-delà de la typologie du rôle concernant l’homme et la femme, il reste que les indications qu’il avait pu donner dans « La signification du phallus» sur la nécessité d’une comédie des sexes – l’assomption de son sexe ne va jamais sans comédie – reste valable.[42] Ce n’est donc pas minorer cette observation que de dire qu’il s’agit de rôle puisqu’on ne peut pas se défaire du rôle dans la relation des sexes.
Deuxièmement, Lacan pose que l’hystérique ne refuse pas la jouissance sexuelle, comme on a pu le dire, mais que ce qui paraît ici refus de la jouissance sexuelle est au contraire l’infinitisation de la jouissance comme absolue.
Que pouvons-nous faire dire à ça ? Le plus simple est de l’opposer à la typologie du rôle obsessionnel que Lacan nous offre. Infinitiser un terme comme absolu – ici la jouissance –, c’est dire que le sujet hystérique ne négocie pas, ne passe pas de traité avec l’Autre. S’il passe des traités, c’est pour les déchirer à son gré. À la différence de l’obsessionnel, ce sujet ne paye pas sa dette, précisément parce qu’il ne la reconnaît pas, ne respectant donc pas les cérémonies, les ambages, les détours, dont toujours s’habille et se voile l’impuissance, c’est-à-dire qu’il coupe court au prestige derrière quoi il y a les portants du théâtre, les coulisses, là où on vérifie que le maître est en carton-pâte. Lacan le traduit par exemple ainsi: « Elle promeut la castration au niveau du Nom-du-Père symbolique. »[43] Nous remarquons là tout de suite qu’il y a un lien entre l’infini de la jouissance et la castration. C’est parce que la jouissance est portée à l’infini qu’il y a castration du père symbolique, c’est-à-dire de ce qui est la position ou le rôle qui convient à l’homme. Lacan ose le dire l’année qui suit Mai 68, et il se fait débouter. Il y a donc une jonction entre l’infini et la castration.
Que veut dire l’infinitisation, l’absolutisation de la jouissance ? Cela veut dire qu’elle est une référence inaccessible, par rapport à quoi la figure même du père symbolique, ou même du père de Totem et tabou, apparaît là entamée. Il ne se rendra jamais égal à cet absolu, il sera toujours en déficience par rapport à cet absolu.
Lacan est revenu plusieurs fois sur cette connexion entre l’infini de la jouissance et la castration, la castration mâle spécialement, et parfois de façon plus elliptique qu’ici. Ainsi, dans « Subversion du sujet », quelques petites phrases concernent le complexe de castration, que j’abrège. la jouissance dans son infinitude comporte la marque de son interdiction, marque constituée par le sacrifice du symbole phallique – c’est-à-dire la marque constituée par la castration. La jouissance dans son infinitude comporte la marque de la castration.[44] Lacan va faire sauter, dans D’un Autre à l’autre, la référence à l’interdiction, pour en faire plutôt une jonction logique sans la médiation de l’interdit, mais ça n’en laisse que plus pur ce petit passage énigmatique. Énigmatique parce que l’infini de la jouissance est plutôt posé qu’articulé, sinon démontré. Ce petit passage a son répondant dans D’un Autre à l’autre à propos de la jouissance infinitisée de l’hystérique.
Maîtrise en sous-main
Dans L’envers de la psychanalyse – dans le chapitre intitulé « Le maître châtré », mais qui pourrait aussi bien s’appeler « Le père impuissant» – vous avez une relecture du cas Dora de Freud qui présente les arguments, assez bien fondés, qui tendent à montrer que le père est un homme châtré quant à sa puissance sexuelle, un homme amoindri, avec cette notation à donner que, ce père, le dire amoindri, suppose toujours une référence faite à sa fonction symbolique.[45] On le juge amoindri parce qu’on se réfère à la valeur dont il a pu être porteur, et que cette valeur vaut comme symbole. On est père jusqu’à la fin de ses jours comme on est ancien combattant.[46] Ne sautons pas là dans l’amusement que nous provoque cette formule. Peut-être pouvons-nous éclairer ce qui passe un peu vite dans D’un Autre à l’autre comme la promotion de la castration au niveau du Nom-du-Père symbolique.
La position de Dora n’est pas explicitée de la même façon dans les deux Séminaires. Dans L’envers de la psychanalyse, elle est supposée incarner la vérité du maître, à savoir que le maître est châtré, dans D’un Autre à l’autre, elle se pose comme voulant être la jouissance du Nom-du-Père, et sans doute peut-on concilier ces deux phrases.[47]
Noter des propositions de Lacan contradictoires, qui sont à foison, et chercher à les concilier, c’est ce que nous ferons pendant longtemps. Combien de personnes s’y voueront et quelles masses d’ouvrage écrira-t-on ? Il suffirait ici de concilier ces deux propositions, de renvoyer à ce qui, dans L’envers de la psychanalyse, apparie la vérité et la jouissance. Dans cette perspective, la jouissance a le destin de la vérité, et en particulier son destin métonymique, l’hystérique faisant alors de la jouissance un élément inaccessible. De ce fait et du fait qu’elle porte la jouissance à l’absolu, en en faisant une valeur absolue, elle refuse – voilà le refus qui vient – toute autre jouissance que la jouissance absolue. D’où la dévalorisation des petites jouissances.
Cette posture de l’hystérique sera plus facile à expliciter dans L’envers de la psychanalyse du fait que Lacan permet de distinguer le signifiant du maître et la place du maître. Le signifiant du maître, c’est S1, en haut à gauche, mais il est susceptible de tourner selon les discours, pouvant dès lors jouer sur la différence, voire l’opposition, entre la place du maître et son signifiant. L’analyste occupe par exemple, en analyse, la place du sujet hystérique dans son discours, ce qui introduit à l’occasion une rivalité : qui sera le maître ? C’est une épreuve que de nombreuses analyses d’hystériques obligent à traverser. J’ai entendu évoquer, d’une façon saisissante, cette rivalité au Japon. Un Japonais formé british, ayant étudié aux meilleures sources anglaises de la psychanalyse, avait très joliment – et avec quelle franchise ! – exposé, devant l’auditoire que formaient un certain nombre de collègues français qui s’étaient rendus là, comment une dame hystérique, commençant l’analyse comme tout un chacun sur le divan, l’analyste dans son fauteuil, s’y était prise de telle façon qu’elle avait réussi à lui prendre son fauteuil, et pour le mettre, lui, sur le divan.[48] Une version inoubliable! Quelque chose de comparable a lieu sur la côte ouest des États-Unis, où vaut une exigence de symétrie, sur le mode : pourquoi te dirais-je tout ce que j’ai dans la tête si tu ne me dis pas tout ce que tu as dans la tienne. On ne rencontre pas encore cette exigence éminemment démocratique ici, mais cela ne saurait tarder.[49]
La solution de structure pour l’analyste, c’est de ne pas faire le maître, mais sans renoncer à occuper la place du maître, l’occuper en tant qu’objet a, son opposé. C’est la valeur de l’indication que donne Lacan avec son discours de l’analyste, une position dont Lacan lui-même reconnaît qu’elle n’est pas sans affinité avec le masochisme.[50] C’est du simili-masochisme. L’analyste, en effet, restant là tapi dans sa surdité, son aveuglement et son aphonie, laisse la parole et la voix à l’autre, mais ayant tout de même, lui, la maîtrise en sous-main. C’est beaucoup plus difficile d’apprendre, dans l’analyse, à ne pas faire le maître, pour pouvoir, dans son non-agir, si je puis dire, ordonner.
Modèle de l’hystérie
L’hystérique lacanienne est avant tout, dans D’un Autre à l’autre, située dans deux schémas : la structure de l’Un-en-plus et la structure du pari.
La structure de l’Un-en-plus se résume, si on veut éviter d’entrer dans le détail de la théorie des ensembles, à trois éléments: S1, S2, et leur corrélat, Ø, le symbole de l’ensemble vide. Lacan se suffit à montrer que quel que soit le nombre de signifiants qu’on enchaîne, de toute façon on trouvera « au bout », entre guillemets, l’élément de l’ensemble vide, qui marquera comme une constante des chaînes signifiantes. Lacan reprend à sa façon cette propriété définitionnelle de l’ensemble vide qui fait que, lorsqu’on compte les sous-ensembles d’un ensemble, on a convenu que tout ensemble a comme sous-ensemble l’ensemble vide au moins.
Lacan ajoute le symbole de l’ensemble vide à celui de la paire ordonnée de signifiants, et aussitôt sa machine est susceptible de fonctionner pour saisir l’hystérie. Il suffit de lire d’abord : l’hystérique se représente comme S1 auprès de S2. C’est la définition même du signifiant mise en valeur à propos de l’hystérique. Il s’agit alors de définir quelles sont, pour l’hystérique, la nature de S1 et celle de S2. Ce n’est pas du tout ce que Lacan développera l’année suivante. Dans cette année en quelque sorte préparatoire, il baptise le S1 de l’hystérique la Femme, et le S2 le Phallus avec un grand Phi. Voilà ce qu’il fait jouer: le sujet la Femme se supporte du Phallus. Il insiste d’ailleurs beaucoup sur le fait que ce n’est pas le sujet féminin qui est ici en question, et il a un usage assez curieux d’un terme qu’il a toujours fui par ailleurs. Il appelle ça le modèle de l’hystérie.[51]
Il faut entendre que le sujet hystérique est encore à l’extérieur de ça, que c’est ce qui lui sert de modèle. Ce terme de modèle, sur lequel je n’ai pas fait complètement ma religion, me semble être l’approche du terme que Lacan utilisera par la suite de discours.
Admettons ce qui se représente ainsi. Quoi faire de l’ensemble vide dans ce modèle de l’hystérique ? Lacan lui donne une traduction qui est très parlante, que l’on perdra avec le schéma du discours de l’hystérique. On n’y retrouvera pas classé et commenté ce qui est là dans D’un Autre à l’autre. Il donne comme valeur à l’ensemble vide, dans l’hystérie, la valeur d’un corps vidé de la jouissance.[52] Un vide de jouissance. C’est là, bien sûr, qu’il faut situer la nécrophilie royale qu’il évoque : la reine Jeanne trimbalant le cadavre de son aimé pendant quinze jours.[53] Le cadavre est l’état limite du corps vidé de sa jouissance.
Si on suit le Séminaire, ce corps vidé de la jouissance, symbolisé par zéro barré, est d’abord équivalent à l’Autre en tant que nettoyé de sa jouissance, le pur champ de signifiant. Quand Lacan peut dire, rapidement, que le grand Autre, c’est le corps[54], le corps ici en fonction est vidé pour faire fonction de signifiant. Ensuite, ce zéro barré est lui-même équivalent à a, en tant que a est simultanément une perte de jouissance et le plus-de-jouir qui la répare, si je puis dire. C’est par cette médiation qu’on trouve, en effet, une possible équivalence de grand A avec a, et spécialement quand il s’agit du grand A feuilleté.
Lacan illustre ce vidage, très joliment, du cas d’Anna O. chez qui des membres sont bloqués, elle n’en a pas la disposition. Quelque chose se vide au niveau du corps, se trouve désensibilisé, la motricité est impossible. Ce qui se traduit dans ce schématisme par zéro barré. C’est très précieux. Ce Séminaire nous en donne plus sur ce point, il est plus riche, moins stylisé, que le suivant.
Complication des jouissances et structure du pari
Considérons maintenant l’hystérique dans la structure du pari. Après avoir parlé du pari de Pascal dans la deuxième partie du Séminaire, Lacan y revient maintenant à la fin, et éclairé comme il ne l’avait pas été précédemment d’être confronté à la dialectique du maître et de l’esclave. On saisit, en court-circuit, un rapport étonnant, le pari où sont engagés le sujet et Dieu, là modèle d’Autre mystérieux, et l’appui pris dans le petit apologue du maître et de l’esclave, pour faire apercevoir ce qu’il y a de commun entre les deux. Lacan n’a jamais oublié Kojève, qui l’a vraiment impressionné, l’ayant appris dans sa jeunesse et le resservant presque chaque année de son Séminaire.
Il y a d’abord ce qui apparaît ne pas être pareil, puisque dans le pari, l’Autre ne dit rien. On ne sait même pas de lui s’il existe ni ce qu’il est. C’est un Dieu tout à fait caché, opaque. Nous avons donc un sujet qui a à décider ce qui l’engage au regard de cet Autre. Donc, l’élément de pari, c’est la question pour un sujet : quel est l’enjeu ? Lacan se demandera la même chose pour le maître et l’esclave dans leur rapport, dont Hegel fait une lutte à mort. On peut se dire qu’il n’y a rien de commun, déjà, entre ces deux structures puisque, dans la lutte du maître et de l’esclave, on est deux – il faut être deux pour se taper dessus ou pour cesser de le faire –, tandis que, de l’autre côté, on est seul devant l’opaque grand Autre. C’est là que Lacan fait pivoter les choses en montrant que, dans le maître et l’esclave, il n’est question que d’un seul sujet.
Voyons l’enjeu de l’hystérique comparé à l’obsessionnel. Qu’est-ce qu’engage l’obsessionnel, de quoi il fait l’élément de son risque ? Sa vie, dit Lacan. Pour l’hystérique, c’est sa jouissance qui est en jeu. Tout enjeu de jouissance est pour l’hystérique, en quelque sorte, déréglé par son absolutisation. Il y a une complication des jouissances chez l’hystérique. Lacan nous propose là une distinction très précieuse entre au moins deux jouissances de l’hystérique, deux jouissances chez la femme.
La première est la jouissance autoérotique, celle qu’elle tire de son corps. La seconde est la jouissance sexuelle, celle qu’elle tire de son rapport à l’homme. Là, s’opère cette scission de ces deux jouissances qu’impliquait, depuis toujours, le fait de ne pas reconnaître une pulsion sexuelle globale dans laquelle les pulsions sont supposées converger. Mais la conséquence est qu’en effet, il y a une divergence des jouissances, et que ce n’est pas comme un point de convergence que s’impose la jouissance sexuelle par rapport à la jouissance autoérotique.
La première jouissance, tirée de son propre corps, est toujours là. Celle-là, on ne la parie pas, on ne la met pas en jeu. Elle est à la fois « inaugurale et existante ».[55] Cette façon de dire est assez frappante. Elle existe, pas là question qu’elle existe hors de. Elle est inaugurale. Comme si la jouissance de l’être de la femme comme tel était plus jouissive que la jouissance de l’être mâle, toujours subsistante pour elle.[56] Il l’oppose à ce qui, chez le mâle, sont les efforts et les détours de la jouissance autoérotique, tandis que, chez la femme, il suppose que ce soit simple. Une typologie des jouissances est certainement audible ici, mais je doute qu’elle serait audible ailleurs dans les mêmes termes, puisque les constructionnistes radicaux y verraient une biologisation de ces catégories.
La seconde jouissance est celle « qu’elle prend à être la femme de l’homme »[57], celle qui se satisfait de la jouissance de l’homme. Donc, une jouissance n’est jamais mise en jeu, elle subsiste toujours pour la femme, tandis qu’une autre est l’enjeu de la partie, c’est la jouissance de l’homme.
C’est là que s’inscrit cette nécrophilie dont on ne voit pas l’insertion.[58] Tant qu’elle est là à veiller le corps, et autres pratiques – on n’est pas allé voir –, elle reste la femme de l’homme, le rapport symbolique à l’homme est préservé, même si l’homme est alors un cadavre. En plus, elle continue à jouir de lui, de ce qu’il a de présence. On pourrait même développer cette nécrophilie royale en disant qu’elle a lieu dans l’entre-deux-morts.
Lacan en fait une proposition générale : l’hystérique « est introduite dans ce jeu » – dans le jeu – « par quelque biais où la mort de l’homme est toujours intéressée. »[59] Par le seul fait qu’il y a la jouissance à être la femme de l’homme, un élément symbolique est présent, cet élément symbolique constituant le biais par où la mort de l’homme est toujours intéressée.
La jouissance 1, la jouissance de la femme, Lacan la pose comme autosuffisante. Il ne s’agit pas là de démonstration, mais d’extrait du phénomène auquel il est renvoyé comme par évidence. La jouissance de la femme se suffit parfaitement à elle-même, et c’est sans doute – ce qu’on trouve aussi dans la clinique – ce qui suscite parfois la jalousie du mâle, pour ce qu’il perçoive que son statut n’est que celui d’un instrument, tandis que la jouissance de la femme est autosuffisante, elle semble être de l’appel, et pourtant il y a une zone où elle est seule.
La jouissance 2 est liée à la question sexuelle pour l’hystérique : comment jouir de l’homme? Lacan propose que la réponse soit celle de la jouissance du pénis érigé.
Il faut poursuivre par les notations données sur la perversion par Lacan. On voit dans un sens très spécial se faire le rapport d’un Autre à l’autre, et aussi la position de l’obsessionnel qui met en jeu une précise réécriture de l’apologue du maître et de l’esclave de Hegel.
XV — POUVOIR VÉRITÉ
Absence d’harmonie
Le terme de fantasme est employé dès le début du Séminaire D’un Autre à l’autre, concernant la limite apportée à l’union de l’homme et de la femme, valant comme obstacle, général, à l’instauration d’aucune harmonie dans la « condition humaine ».[60] Puisque j’ai indiqué à quel point cet ouvrage s’éloignait du terme de fantasme, dépareillant l’élément a de son incrustation dans le fantasme, je vous renvoie à ce passage de « Radiophonie» où ce terme figure. « Il n’y a pas d’union de l’homme et de la femme sans que la castration a) ne détermine au titre du fantasme la réalité du partenaire chez qui il est impossible, b) sans qu’elle, la castration, ne joue dans cette sorte de recel qui la pose comme vérité chez le partenaire à qui elle est réellement épargnée, sauf excès accidentel. »[61]. On peut discuter cet excès accidentel, puisqu’il y a eu aussi une industrie de production de castrats.
Je vais un peu vous mâcher ce paragraphe. Cela dit: a) que la castration est impossible chez la femme, sa réalité physique, biologique, fait qu’il n’y a rien à couper, et pourtant, la réalité de la femme est pour l’homme comme nimbée fantasmatiquement d’une valeur de castration – ce
mot de valeur, d’usage ou d’échange, est très employé dans ce Séminaire –, puisque, dans le fait, cela n’a pas de corrélat, et Lacan l’a écrit (-φ) ; b) la castration est réellement épargnée à l’homme, sauf excès accidentel ou manœuvre esthétique, et pourtant elle gît cachée comme vérité de sa position.
Ce n’est pas vraiment symétrique, puisque le petit a) de cette classification élémentaire dit ce qu’est la femme pour l’homme, un être fantasmatiquement castré, et le petit b) dit ce que l’homme est pour lui-même, qu’elle est sa vérité, même si elle est démentie dans le fait.
On pourrait faire valoir le prix de cette dissymétrie, qui implique que ce que la femme est pour l’homme la détermine de beaucoup plus près que ce que l’homme est pour sa partenaire. Lacan voile cette bosse dans la symétrie. « Chez l’un, » – la femme – « l’impossible de l’effectuation de la castration vient à se poser comme déterminant de sa réalité, » – le fantasme de l’homme est ici repris comme déterminant comme telle la réalité de la femme – « tandis que, chez l’autre, » – l’homme – « le pire dont la castration le menace comme possible » – cela s’oppose à l’impossible de l’effectuation de la castration chez la femme – « n’a pas besoin d’arriver pour être vrai. »[62] Nous avons là une valeur de vérité qui prend son élan, sa force, de sa différence avec le fait.
Lacan attribue à cette symétrie faussée une absence d’harmonie, ce qui l’introduit à une question sur le mode de discours qui convient au champ analytique, celui où ces deux fonctions précédemment énumérées sont pivots.[63] Il se pose alors la question de la différence qu’il veut maintenir entre psychanalyse et philosophie – un fil qui court dans ce Séminaire, où le mot de philosophie a à première vue plus d’occurrences, et plus appuyées, que celui de fantasme. La question est celle de savoir si le champ psychanalytique est susceptible d’être fondé sur une pensée qui prendrait son critère dans sa propre mesure. Ce qui mériterait d’être appelé la science, au sens grec d’épistêmê.[64]
Chaque mot est à interroger pour ce qu’il vaut. Celui de « mesure» a par exemple ici une valeur tout à fait précise, que nous retrouvons dans le reste du Séminaire. Lacan rappelle en effet que toute mesure se fonde sur la position d’un 1, et que la psychanalyse ne peut pas se penser sous l’égide du 1 de la mesure, mais qu’elle doit s’accorder à un terme qui lui est incommensurable, a.[65] Le rapport de ces deux termes nourrit d’ailleurs de nombreuses leçons de ce Séminaire.
Si on devait trouver un mathème à cette phrase où Lacan se pose la question « de savoir ce qui en regard de tant de savoirs, non sans valeur ni efficace, distingue ce discours de soi-même assuré qui, se fondant sur un critère que la pensée prendrait dans sa propre mesure, mériterait de s’intituler épistêmê, la science »[66], voilà ce qu’il faudrait savoir écrire vis-à-vis de ce texte.
1 / a
Défi de la vérité au réel
Tout n’est pas à concevoir de cette façon, mais beaucoup plus qu’il ne semble, et la superbe rhétorique de Lacan est appuyée, déterminée de place en place par des mathèmes aussi précis que celui-ci.
« Dans cette démarche de mise en accord de la pensée avec elle-même, nous sommes portés à plus de prudence, ne serait-ce d’abord que par ce défi que je viens de dessiner comme étant celui que la vérité porte au réel. »[67] Lacan emploie ce terme de défi pour ce que nous venons de voir posé comme vrai en dépit du fait. La castration n’a pas besoin d’être de fait pour l’homme pour qu’elle soit néanmoins sa vérité cachée. J’utiliserai aussi le terme de défi par rapport à celui de pari ou de lutte – la lutte à mort introduite par Hegel –, à savoir qui l’emportera de la vérité ou du réel? La question résonne loin dans l’enseignement de Lacan, puisque vous la retrouvez, ainsi formulée, dans le Séminaire du Sinthome.[68]
L’idée est ici introduite que la vérité l’emporte sur le réel, et au terme d’un défi de savoir, de moment en moment, s’il en est bien ainsi.
C’est aussi, pour Lacan, introduire quelque chose qui n’est pas philosophie mais logique, précisément pour avoir affaire à ce qui s’écrit et qui se calcule, et dont on n’a pas besoin de se poser la question de si ça pense ou non. D’ailleurs, lorsqu’on a commencé à en faire, sérieusement, de la logique au Grand Siècle, on disait pensée aveugle pour ces calculs, une pensée qui n’a pas besoin de se penser elle-même. L’idée de Lacan est qu’il faut un nouveau mode pour une pensée qui ne prend pas sa mesure en elle-même, mais qui s’efforce de faire entrevoir une fonction comme celle de l’objet a.
« Une règle de pensée qui a à s’assurer de la non-pensée comme de ce qui peut être sa cause, voilà ce à quoi nous sommes confrontés avec la notion de l’inconscient. »[69] Cette expression de règle de pensée me semble devoir renvoyer à l’ouvrage de Descartes « Réguler les règles pour conduire son entendement », et Lacan évoque ici une règle qui n’est pas cartésienne, qui est même anticartésienne. Une règle de pensée qui admet et fixe la non-pensée comme cause de la pensée, qui ne cherche pas dans l’attribut pensée même ses antécédents, mais qui admet que la pensée n’est pas réglable au gré du sujet.
Et ça, c’est décoché dès le début du Séminaire.
Une place-de-pensée
Il faut l’éclairer par ce que Lacan énonce au chapitre XVII[70], qui s’appelle « Pensée censure », comme il y a « Savoir jouissance » ou « Dedans dehors ». Ce chapitre, qui paraît une pièce rapportée consacrée à la liberté de penser, donne en effet des indications très précises sur cette théorie de philosophes où l’on inscrit Descartes, Hegel, pour les confronter à Freud sur le sujet de la pensée.
Descartes
Hegel
Freud
Descartes est convoqué pour son cogito, bien entendu: « Je pense, je suis» ou « donc, je suis », que Lacan a déjà commenté à bien des endroits et à bien des occasions.[71] « Dans l’axe qui nous intéresse, Hegel prolonge le cogito inaugural ».[72] Hegel n’irait pas là contre puisque, dans son Histoire de la philosophie, il salue l’arrivée de Descartes en disant qu’avec lui, la pensée entre dans sa terre propre, et que commence à proprement parler la trajectoire d’une pensée qui se reconnaît pour ce qu’elle est. Le terme hégélien de Selbstbewusstsein, conscience de soi, est, si l’on veut, l’équivalent du cogito cartésien, « qui n’est rien d’autre que Je sais que je pense ».[73] Cela rallonge le « Je pense» d’un « Je sais que je pense» et fait apparaître le « Je sais que », qui resterait comme implicite dans la formulation cartésienne. C’est donc, d’un côté, un complément à Descartes, et, d’un autre côté, Hegel ajoute à Descartes que quelque chose varie dans ce « Je sais que je pense », qui est « le point où je suis ».[74] Toute La phénoménologie de l’esprit ne fait que donner le relevé des places différentes où se situe le « Je » du « Je sais que je pense ». Je sais que je pense, mais pas toujours à la même place. Il y a une place qui cesse de pouvoir être occupée, et il faut alors que je passe à la suivante dans un ordre présenté comme nécessaire.
Ce qui en tout cas fait limite ici, c’est que je ne peux pas penser où je veux. Ma place-de-pensée – pourquoi pas avec des tirets –, elle, est déterminée par la consécution nécessaire de la phénoménologie. Lacan pose la question de ce qui distingue alors Freud des deux philosophes précités.[75] Nous avons là un passage à ajouter au dossier. « Ai-je besoin de rappeler ce dont il s’agit dans l’inconscient ? [...] Le Selbstbewusstsein de Hegel, c’est le Je sais que je pense, tandis que le trauma freudien, c’est un Je ne sais pas lui-même impensable, puisqu’il suppose un Je pense démantelé de toute pensée. »[76] Je retiens ce passage parce qu’il se branche tout naturellement sur ce que je vous ai donné comme la question matricielle de ce Séminaire, ce point origine, en quelque sorte exquis, où nous voyons les fonctions du savoir, de la jouissance, du désir, de l’Autre, s’engendrer, s’écranter l’une l’autre, ce que j’ai été conduit à écrire X > J.
Trauma rétrospectif
Voilà d’abord sur quoi je m’arrête. C’est donné comme une définition de l’inconscient, et qui porte sur ce que Hegel a fait apparaître de l’implicite du cogito cartésien sur le « Je sais que je pense ». Freud accomplirait la destruction de ce « Je sais que je pense », à entendre en deux parties : « Je ne sais pas », ce qui défait le « Je sais ». C’est un « Je ne sais pas» de départ, « Je ne sais pas ce qui m’arrive », « Je ne sais pas ce que je pense» – la négation portée sur savoir–, mais un « Je ne sais pas » qui se trouve défait, comme détricoté, de son « Je », alors que ce « Je » est si implicite au cogito cartésien qu’au moins dans sa formulation latine, il ne figure pas. On peut l’accentuer d’un « ego cogito ». Le « Je ne sais pas» est lui-même impensable puisqu’il suppose un « Je pense» démantelé de toute pensée. On peut ajouter démantelé de tout « Je », ou en tout cas que ce « Je pense » est conduit à se diviser entre le « Je » et le « pense ».
Lacan a procédé d’un jeu sur le cogito cartésien dans le Séminaire XIV, où il part d’un jeu sur le cogito cartésien et sur le démantèlement de ce cogito articulé sur le groupe de Klein, et dans le Séminaire XV. On en a un rappel discret dans cette phrase.
« Le point-origine, à entendre non pas génétiquement, mais structuralement »[77], c’est ce que nous avons vu Lacan chercher et essayer de cerner de façon pressante, par exemple dans L’angoisse où l’on trouve cette même fièvre pour le cerner, ou dans le schéma de l’aliénation et de la séparation, qui essaye lui aussi de cerner ce point origine.[78] On pourrait faire de l’enseignement de Lacan une quête de ce point-origine, et cette modalité que Lacan introduit en disant « non pas génétiquement mais structuralement » devrait être mise en question. Qu’est-ce que cette origine structurale qui décalque d’assez près une origine chronologique pour qu’on soit obligés de préciser que ce n’est pas une origine génétique ? C’est le point nodal d’un savoir défaillant. C’est dans cet écart entre le « Je » et le « pense» que doit s’inscrire le terme de savoir, un savoir qui défaille en ce point, au point qu’on ne peut pas dire « Je ne sais pas », un savoir qui défaille au-delà du « Je ne sais pas ». C’est là d’où le désir naît, et sous la forme du désir de savoir.[79]
Lacan établit le rapport avec le rêve « Il ne savait pas qu’il était mort », où figure en clair la fonction du « Je ne sais pas ».[80] « C’est cela qui fait la dimension du désir être celle du désir de l’Autre » – ajoutons, qu’on peut supposer savoir. « Le désir prend germe dans ce qui peut s’appeler le désir de savoir, avec de savoir entre parenthèses » – pour indiquer que c’est le désir comme tel – « pour autant que le désir de l’Autre est informulable dans le fantasme traumatique. »[81] Cette expression de fantasme traumatique me semble ici un hapax, ce n’est pas une catégorie, mais elle pourrait le devenir si nous le reprenions à plusieurs. Cette notion est appelée par la référence de Lacan au trauma comme n’étant pas un point fixé une fois pour toutes, reculé dans l’histoire du développement du sujet, et qui serait récupéré comme tel, mais au contraire le trauma comme un effet de rétroaction de la conduite de la cure, c’est-à-dire non pas un faux trauma, mais un trauma reconstitué, reconstitué comme ce qui s’est élaboré en tant que fantasme au long de la cure.
Cette idée d’un trauma rétrospectif s’énonce au mieux comme fantasme traumatique. C’est aussi enseigner qu’il faut mettre entre guillemets quand on évoque le trauma dans la psychanalyse. C’est le trauma reconfiguré. Quand on tient ses informations d’un analysant sur lui-même, on ne peut pas faire autrement que de lui laisser la responsabilité des informations qu’il a données, à moins de se mettre comme Freud à chercher les photos de famille, ou l’équivalent. L’analyste est évidemment poussé à se faire l’avocat de l’analysant, sa neutralité bienveillante l’y pousse, mais le dit reste suspect, et même, plus il est vrai, plus il est suspect. C’est là que Lacan propose que ce qui est caractéristique de la scène traumatique, c’est que le corps y est aperçu comme séparé de la jouissance. « La fonction de l’Autre ici s’incarne, elle est ce corps. Elle est ce corps en tant que perçu comme séparé de la jouissance. »[82]
Cette séparation du corps et de la jouissance fait que la jouissance est plutôt celle de l’Autre, et on sait le traumatisme, les traumatismes qui sont dus à ce qu’un Autre ait forcé et imposé sa jouissance à votre corps. Ce régime de viol, de pénétration ou d’attouchements forcés est certainement ce qu’il y a de plus traumatique. Quand on voit un sujet parler essentiellement pendant une dizaine d’années de ce point-là, ce point ordonnant encore alors ses investissements, sa pensée, et son destin, on est bien forcé ici de mettre entre guillemets le mot fantasme, pour accorder créance à ce traumatisme, dans sa structure séparer le corps et la jouissance, où c’est la jouissance de l’Autre, et cette jouissance en tant que « je ne la sais pas », qui s’impose. Ce « je ne sais pas quant à la jouissance de l’Autre », Lacan indique qu’il doit « être repensé sous l’angle de son rapport aux effets omniprésents de notre science ».[83]
Sens dessus dessous de la démocratie
Je voudrais m’arrêter là-dessus et interroger quelque chose qui n’est apparemment pas du registre de la clinique, mais qui est insistant dans D’un Autre à l’autre, et qui est sa pertinence politique. Sa pertinence politique doit beaucoup à la logique, mais aussi au Hegel de Kojève. On peut présenter le point de départ de cette réflexion, qui a toute son incidence pour nous aujourd’hui, à partir du concept du pouvoir qui est celui de Lacan. Le pouvoir vient en opposition avec le savoir. Dans les mêmes années, Michel Foucault élaborait, lui, son concept de pouvoir-savoir, avec un trait d’union, qui mettait justement sur la même ligne le pouvoir et le savoir, qui voulait indiquer que, dans ce moment contemporain, le savoir était un élément du pouvoir, que le pouvoir se gonflait de possibilités de savoir, sans exemple jusqu’alors. S’il en est bien ainsi chez Foucault, c’est le contraire chez Lacan qui a un concept du pouvoir qui met au contraire en valeur la disjonction de ces deux termes.
Comment l’expliquer d’une façon simple ? Le pouvoir est, pour Lacan, le principe d’instauration d’un ordre, un ordre symbolique. Le pouvoir suppose, implique une mise en ordre de ce que nous appellerons la réalité, mais en tant qu’organisée, limitée, subdivisée par des symboles. Autrement dit, on reconnaît le pouvoir à ce que chaque chose soit à sa place. Il y a eu très longtemps un savoir qui était avant tout un savoir des places où il faut se mettre. On sait à quel point quelqu’un comme Saint-Simon faisait des rages à Versailles quand une dame qui n’était pas duchesse apportait son tabouret pour s’asseoir, parce que le privilège était de pouvoir s’asseoir. Il avait très bien compris que, si on laissait n’importe qui s’asseoir en dépit du privilège, c’était déjà la Révolution française. Cette œuvre immense, écrite dans la solitude, pour expliquer sa lutte inlassable pour que chacun soit à sa place est d’ailleurs restée comme la grande littérature française du dix-huitième siècle. C’est un monde où, en effet, les places sont ordonnées, cet ordre communiquant avec le cosmos. C’est aussi bien un ordre cosmique. Quand on croyait au cosmos, c’est-à-dire à l’ordonnance astronomique, celle des sphères et de leur tourbillon, c’était supposé se répercuter au niveau du microcosme, qualité qu’on attribuait à l’homme. Une correspondance macro-microcosme. Là, en effet, on peut parler de pouvoir-savoir. Là, le savoir témoigne qu’il est ordonné par le pouvoir. La science, la science physique, se traduit par un bouleversement des places, un sens dessus dessous.
L’épistémologue Koyré a tenté de le traduire en parlant de la trajectoire qui a mené d’un monde clos à l’univers infini.[84] Le mot univers n’est pas forcément le mieux choisi, mais il rend compte du démantèlement du cosmos antique et chrétien au bénéfice d’un univers sans limites. A partir de là, quelque chose a atteint le pouvoir. Il se passe du côté de la science quelque chose qui dépasse les capacités de maîtrise du savoir.[85] C’est avec cette lunette qu’il convient de lire ce qu’on appelle l’histoire des idées depuis justement le moment où cette affaire de science a commencé à remuer, c’est-à-dire depuis le dix-septième siècle.
L’historien Sternhell, dans un livre très sérieux qui s’appelle Les anti-Lumières, suit la grande tradition contre-révolutionnaire qui s’est évertuée, depuis la Révolution française – et il montre ses prolongements contemporains – à déplorer la Révolution française et à diffamer ses acteurs, et aussi à critiquer la pensée du dix-huitième siècle qui y a conduit.[86] Il montre la très grande consistance de cette tradition, et que les auteurs se lisent les uns les autres, s’approuvent à travers ces deux siècles, rient des mêmes choses.
On voit bien de quoi cette tradition est éprise. Dans le registre du Moyen Âge, cette tradition regrette que, à partir de la Révolution française, tout ce qui restait encore de communauté organique, de corps social à proprement parler, tout ce qui restait de structuré comme un microcosme, ait été volatilisé, et que ce n’est pas la même chose. C’est ce qu’un écrivain, un historien anglais, avait appelé jadis: ce monde que nous avons perdu, le monde clos où chacun connaissait sa place, divisé en ordre, et où chacun savait dans quelle limite il avait à maintenir son existence. Le Moyen Âge n’a jamais été aussi beau que sous le romantisme. Lorsque les romantiques étaient réactionnaires, en France au début du dix-neuvième siècle, ils ont célébré de toutes les façons possibles cette complémentarité organique des différents acteurs sociaux, mais on l’a fait aussi en célébrant de façon aventurée la cité grecque comme organisme parfaitement intégré et mythifié. Edmund Burke, l’auteur des Réflexions sur la Révolution française, un Irlandais dont la flamme antirévolutionnaire porte encore aujourd’hui, est à l’origine de cette tradition contre-révolutionnaire.[87] On y lit d’ailleurs une page sublime sur Marie-Antoinette, où on la voit apparaître comme la fleur de tout ce microcosme, l’incarnation de ce chacun à sa place, incarnant superbement le plus du plus.
Pourquoi est-on sortis de cet ordre superbe ? Que met-on en cause dans cette tradition ? La méchanceté des hommes, l’ineptie des Français. Taine, qui figure dans cette tradition, n’en peut plus de comparer les Anglais et les Français à l’avantage des premiers. Un mauvais tournant dans l’histoire. Il paraît quand même beaucoup plus raisonnable de considérer que nous avons là, dans le sens dessus dessous de la démocratie, les conséquences – c’est en tout cas ce que Lacan propose dans ce Séminaire – de la montée de la science, pour s’exprimer avec Koyré, les conséquences de l’emprise de la technique, pour regarder du côté de Heidegger. C’est la science comme telle, c’est le discours de la science qui a évidé le savoir antique des places.
Débilité de la vérité
Le capitalisme est conjoint à la montée de la science, en tant qu’il a introduit le pouvoir libéral.[88] Qu’est-ce que le pouvoir libéral ? C’est la notion d’un état qui restreint lui-même sa fonction par rapport à ce qu’il distingue comme société civile. Quand on modelait la société sur un corps, il n’y avait pas lieu de distinguer l’état et la société civile, cela ne se distinguait que comme la tête du ventre. Tandis que le pouvoir libéral est un pouvoir où l’état est limité, ne serait-ce que parce qu’il professe ne pas régir les croyances, par une version qui peut être forte ou affaiblie d’une laïcité. Un état qui fait confiance à l’initiative privée, plus ou moins, mais qui laisse la société civile à son désordre. Le pouvoir libéral est en somme, par rapport à la définition que je donnais au début du pouvoir, un pouvoir qui abandonne le pouvoir. Ce n’est pas pour ça qu’il faut le dire. Le propos si imprudent d’un candidat à la présidence de la République française est resté dans toutes les mémoires: « L’état ne peut pas tout ». Cette phrase est en effet l’essence du pouvoir libéral. Cela a d’ailleurs conduit aujourd’hui à ce que les adversaires de droite de ce malheureux candidat font preuve tous les jours d’un extraordinaire volontarisme de façade. C’est un échange de rôles. Nous sommes là dans une politique de semblants, mais nous sommes dans une politique de semblants depuis que nous sommes sortis du cosmos.
C’est pourquoi Lacan peut dire qu’aujourd’hui le pouvoir est camouflé, secret, anarchique, divisé contre lui-même. Il faut diviser là ces quatre adjectifs.
Le pouvoir est camouflé et secret, cela veut dire qu’il est ailleurs, s’il est quelque part, que là où l’on dit que le pouvoir est. En tout cas, il est là où se prennent des décisions de bien plus de poids que celles qui sont réglées par des élections.
Le pouvoir est anarchique et divisé contre lui-même, c’est le spectacle que donne, en effet, le pouvoir libéral, à partir du moment où il se structure à partir d’élections de parti, et il en faut au moins deux pour que ça marche, c’est-à-dire pour que ça ne marche pas, pour que la division du pouvoir soit exhibée. C’est ainsi qu’on a plus, selon les institutions, un pouvoir parlementaire, un pouvoir présidentiel, en tout cas un pouvoir qui n’est pas un, et dont les frottements, les dysfonctionnements, les blocages, font le récit quotidien dont on peut se nourrir. Là, cette comédie du pouvoir, comme on l’a appelée joliment, est à deux niveaux. Il y a la comédie parce que le pouvoir n’est pas là et il y a le spectacle qu’il donne sous ces formes anarchiques.
D’où l’attention que Lacan incite à porter à l’administration du savoir, « l’administration du savoir comme point-clé du corps social ».[89] Il emploie là une métaphore qui est éculée en disant le corps, mais c’est bien cette question de l’administration du savoir qui est en jeu, aussi bien dans les questions de l’école que de l’enseignement supérieur, et celles des comités d’éthique, dont on parle moins ces temps-ci, mais qui étaient par excellence des instances d’administration du savoir, et où l’on voit le pouvoir devoir se camoufler comme éthique pour régir les affaires du savoir. Il ne peut s’avancer que comme éthique dans les affaires du savoir.
Si on doit distinguer ce savoir, ajoutons maintenant la vérité, que j’ai mise en titre à côté d’administration du savoir. Débilité de la vérité.
Nous sommes dans le vif du sujet. La vérité qui parle, dit Lacan, mais qui ne dit pas la vérité. Elle parle, mais mi-dite, c’est-à-dire insinuée. La vérité est dans la parole, mais elle est dans la parole à déchiffrer. Cela veut dire exactement qu’elle ne peut s’exhiber et rejoindre le pouvoir que sous la forme du mensonge. Autour de toute vérité qui prétend parler comme telle, autour de toute vérité qui n’est pas mi-dite, mais qui prétend parler en tant que disant la vérité, « un clergé prospère qui est obligatoirement menteur ».[90] C’est la fonction des églises qui conservent la vérité, mais qui mentent dès qu’elles prétendent dire la vérité. Je ne prendrai pas des exemples contemporains. C’est pourquoi Lacan introduit dans cette affaire les débiles mentaux. Les faibles d’esprit ne sont pas au niveau du pouvoir, ils n’en peuvent mais, et restent donc dans un rapport très singulier avec la vérité qui ne rejoint pas le pouvoir. Il y a une connivence des faibles d’esprit avec la vérité. On peut dire aussi que la vérité ou ce que Lacan appelle plus précisément les vérités premières – c’est une expression classique, mais expression bien à lui [91] – laisse entendre que la vérité a beaucoup plus d’affinités avec la débilité et la faiblesse qu’avec le pouvoir. D’où l’idée que peut-être il y a une ruse supérieure du débile dans ce renoncement affiché au pouvoir. En effet, le débile est toujours à sa place. Mais oui ! Sans prétentions. Le débile a peut-être beaucoup de défauts, mais ce n’est pas un snob qui prétend à plus.
XVI – Pascal avec Fibonacci
Supermarché des philosophies
J’ai posé, donc éclairci, l’opposition du pouvoir et de la vérité, ce qui rend compte de ce que la vérité, selon Lacan, ne peut être que midite, hors de pouvoir.
Dire qu’elle ne peut être que midite veut dire qu’elle ne peut pas être affirmée, que, lorsqu’elle s’affirme comme position absolue, elle se dénature. Sa nature, si le terme peut être maintenu, est de l’ordre de la métonymie, une connexion métonymique étant faite pour se poursuivre. Si cela stagne, cela devient autre chose, et précisément mensonge. C’est pourquoi Lacan peut dire qu’alors un clergé prospère sur cette vérité arrêtée, ce clergé ne pouvant être que menteur.[92] J’évoquerai ici la grande parole de Churchill à propos de la vérité en temps de guerre: « La vérité est si précieuse qu’il ne faut la laisser paraître en temps de guerre qu’avec bodyguards of lies – des mensonges comme gardes du corps. » Ce propos est tout à fait illustratif. Il y a une version plus douce de Lacan, ne faisant toutefois pas aussi bien apparaître la liaison structurale de la vérité et du mensonge par rapport à cette barre qui donne la place de ce qui est caché et de ce qui est apparent: « À s’occuper un petit peu trop de la vérité, on en est tant empêtré qu’on en vient à mentir. »[93]
J’ai éclairci pourquoi Lacan, dans sa doctrine de la vérité, accorde une place distinguée au débile, soit à celui qui n’est pas en mesure d’assurer la fonction du pouvoir. Mais pourquoi, dans le même mouvement, Lacan associe-t-il la philosophie à la débilité ? Pourquoi se demande-t-il si la philosophie ne serait pas « une forme de débilité mentale» ?[94] En quel sens dit-il cela?
Après avoir fait des révérences à la philosophie, Lacan s’en est sensiblement écarté, il l’a brocardée, au moment où une génération plus jeune de philosophes, l’ayant lu, allait sur ses brisées. On en a le témoignage dans l’hommage ambivalent qu’il rend dans ce Séminaire à Michel Foucault et à Gilles Deleuze, d’un côté les complimentant, et d’un autre côté laissant entendre qu’ils sont établis avant tout sur ses terres. Cela ne suffit pas pour laisser entendre que la philosophie serait une forme de débilité mentale. Il veut dire que, cette fois-ci, la philosophie s’établit comme une vérité – avec l’indice 2 – qui cache le pouvoir.
Vous retrouverez, dans Lacan, cette doctrine de la philosophie alibi dont les débats cachent les armes qui sont sous les toges. Ce n’est pas le fin du fin de ce qu’il a à en dire, puisque l’ayant plus ou moins laissé entendre, il se corrige dans les termes suivants : « Kant n’est pas le représentant de la classe dominante à son époque. Kant est encore, non seulement parfaitement recevable, mais vous feriez bien d’en prendre de la graine, ne serait-ce que pour essayer de comprendre un petit peu ce que je suis en train de vous raconter concernant l’objet petit a. »[95] Cela nous suffit pour voir que Lacan ne renferme pas, dans cette fonction d’alibi, les grands philosophes, et s’il renvoie ici à Kant s’agissant de l’objet a, c’est sans doute en rapport avec cet écrit de lui qu’il a déjà cité, par exemple dans ses Quatre concepts, son Essai sur les grandeurs négatives.[96] Il y a aujourd’hui un supermarché des philosophies qui permet à chacun de trouver sa vérité. C’est parce que c’est un magasin des accessoires, en tout cas qui ne permet pas d’éclaircir la nature du pouvoir, qu’il y a alibi.
Dieu du signifiant ou Dieu de l’objet a
On a voulu en régler la question – une solution d’une élégance parfaite – en disant que tout pouvoir venait de Dieu. En effet, le nom de Dieu est bien fait pour arrêter la régression conceptuelle. Si on part en arrière pour savoir quelle est la cause de la cause, la raison de la raison, sauf à entrer dans l’infini régressif, on arrête avec Dieu. Lacan le dit avec verdeur: « Il y a du manque quelque part, le nommer Dieu, c’est lui fourrer un bouchon ».[97]
Il y a du manque quelque part – pas n’importe où – dans la régression symbolique. Ce manque est ce que Lacan désigne par Ⱥ, qui est le signifiant de beaucoup de choses, mais ici qu’il y a un manque dans l’Autre. Ce signifiant du manque dans l’Autre se redouble de l’écriture S(Ⱥ), qui est déjà une écriture autocitationnelle. Le signifiant de l’Autre barré s’écrit Ⱥ, et je le redouble en disant : ceci est le signifiant de l’Autre barré. C’est une forme de complémentation qui n’invalide pas le manque dans l’Autre, qui ne le rémunère pas, si je puis dire, mais le désigne en tant que tel. L’opération que Lacan exprime de façon naïve, crue, en parlant de « fourrer le bouchon », consiste à ajouter un signifiant à l’Autre barré de façon à obtenir une consistance et une complétude de cet Autre.
Cette écriture ne désigne qu’un seul des deux Dieux que Pascal enseigne à distinguer, le Dieu des philosophes, c’est-à-dire le Dieu du signifiant – et on fait ce qu’il faut pour que, ça, ça tienne. Le Dieu des philosophes, vous l’avez dans l’ordinateur, c’est le Dieu du calcul, un Dieu qu’on peut penser à partir de l’écriture. Cela laisse en dehors le Dieu dit d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, que Pascal désigne comme tel, et qui est un Dieu qui parle, qui veut, qui désire, et qui exige, et exige même l’innommable : le sacrifice du garçon premier-né et fruit de la vieillesse. Ce Dieu-là reste protégé parce que son nom est imprononçable. Quand il s’agit du nom du Dieu qui parle, S de A barré respecte, ne vient pas combler le A barré.
S(Ⱥ)respecte (Ⱥ)
C’est aussi ce qu’on peut appeler le Dieu de l’objet a en tant que « le a est ce qui anime tout ce qui est en jeu dans le rapport à la parole ».[98] Il y a donc là une limite concernant le Dieu d’Abraham, qui consiste à ne pas le laisser se résorber dans le Dieu du signifiant. Cette résorption universalisante est une tentation beaucoup plus proche pour le christianisme que pour le Dieu judaïque. Le Dieu enraciné dans le a ne se laisse pas universaliser, et Lacan insiste plus d’une fois, aussi bien dans sa leçon des Noms-du-Père que dans ce Séminaire, sur l’appartenance du Dieu du a, comme je l’appelle, à un territoire et sa relative indifférence à l’existence d’autres Dieux, du moment qu’ils ne viennent pas sur son territoire.[99] Il ne se prononce pas sur les autres Dieux. Les peuples révèrent des divinités qui n’ont pas en elles-mêmes à être prises en compte dans cet isolat.
Il y a un passage de ce Séminaire où Lacan nous donne la notion de ce qu’est un isolat: « Si l’ère moderne a un sens, c’est en raison de certains franchissements, » – il a déjà évoqué ce mot de franchissement pour le pari de Pascal[100] – « dont l’un a été le mythe de l’île déserte. »[101] Pourquoi faire du mythe de l’île déserte, me suis-je demandé, un franchissement essentiel de l’ère moderne ? Cela installe le sujet dans une solitude essentielle par rapport à toute institution et par rapport à un Autre qui parle. C’est la représentation de la tabula rasa dont part John
Locke dans cette philosophie dont l’influence a effacé celle de Descartes au dix-huitième siècle, cette table rase des encombrements divers, et qui laisse scintiller, fascinant, le Un-tout-seul. Lacan se pose à ce moment la question du livre qu’on emporte sur l’île déserte, comme si on ne pouvait évoquer cette solitude qu’en ajoutant au sujet un avoir quelconque – il faut qu’il ait quelque chose. C’est, répond-il, le Bloch et Von Warburg qui ferait compagnie au sujet tout seul du trésor des signifiants. Ce qui vaut bien les petites histoires qu’il pourrait raconter à un autre. Il est ici lui-même avec le signifiant, trésor des signifiants ou même univers du discours, puisqu’il ne s’agit pas d’un dictionnaire en général mais d’un dictionnaire étymologique, c’est-à-dire qui repose sur l’histoire des usages des mots. Cette île déserte, qui serait le franchissement essentiel de l’ère moderne, est bien faite pour nous représenter l’ensemble vide sur quoi pivote toute une partie de la logique de ce Séminaire, ainsi que les limites du territoire, et, exemplairement, la fonction du littoral.
Le Je, forme linguistique du a
J’en viendrai maintenant à ces deux noms que marie Lacan : Pascal et Hegel. Hegel avec Pascal, Pascal avec Hegel, on ne peut choisir puisque l’un et l’autre s’éclairent par l’entremise de Lacan. Le rapport des deux invite à faire de la lutte à mort de pur prestige un pari de sa vie. Lacan s’y résout, même s’il dit qu’autre chose est en jeu, puisqu’on ne tient pas tant que ça à la vie. On la risque assez facilement, sans se rendre compte de l’enjeu. C’est pourquoi Lacan peut dire : « Quelque chose d’autre est en jeu» – le a – « et ça n’a de sens que quand c’est mis en jeu avec, à l’opposé, l’idée de mesure. »[102] On a ainsi le rapport, structurant dans ce Séminaire, entre 1 et a, rapport d’incommensurabilité, Lacan allant jusqu’à chercher la séquence de Fibonacci pour l’illustrer.
1 ◊a
Quel est le rapport de ceci avec le Je ? C’est une catégorie que Lacan, dans ce Séminaire, et peut-être partout, laisse curieusement imprécise, disant néanmoins que le Je est « le fond de la vérité en tant qu’elle parle », et aussi « ce Je est toujours imprononçable en toute vérité ».[103] On voit bien que ce qu’il appelle Je n’est pas sans rapport avec l’imprononçable du nom.
Que faut-il entendre de ce Je, qui vaudrait à lui tout seul un commentaire d’une leçon entière? Moi, je considère que Lacan en a donné la forme, la définition la plus proche – c’est même unique pour sa clarté dans ce Séminaire – quand il parle du Je comme de la forme linguistique du a. Je vous laisse le soin de reporter ça là où vous verrez les instances de ce Je. La forme linguistique du « a en tant que c’est moi qui me représente» et que je me représente comme « a en plus. »[104] Nous pourrions donc écrire le Je comme forme linguistique du a et qui s’inscrit en plus de l’univers qui fait un, en plus de l’univers du discours.
Je
—
1 ◊ a
Cette réflexion porte loin dans l’élaboration et l’articulation de ce que Lacan appelle l’énonciation, dont il donne la formule la plus simple et la plus voisine, où l’on voit au moins tout l’arbitraire de la structure grammaticale dans le « il pleut ». C’est en tant que tel une émergence du dit qu’il y a quelque chose comme du « pleut », un dit dont le « il » marque la place. Ce que Lacan appelle un événement de discours. C’est ici un pur sujet grammatical – ce « il » n’est personne qui soit représentable –, une pure fonction grammaticale.[105]
Un sujet, maître ou esclave
Pour achever ce que j’avais entrepris d’exposer, je m’attacherai à la réécriture de Hegel avec Pascal, et de Pascal avec Hegel, sur la base du couple infernal du maître et de l’esclave. Ces deux ne sont peut-être pas plus distincts, dans la pseudo-algèbre de Lacan, que S1 et S2 qu’il ordonne de ces habillages.
M ◊ E
S1 S2
Le premier paradoxe est que Lacan articule la dépendance du maître au rebours de ce qui serait la définition naïve du maître et de l’esclave. Le mythe hégélien n’est d’ailleurs pas sans affinité avec celui de l’île déserte, puisque c’est ce que Robinson trouve au premier pas qu’il fait, et au deuxième, il trouve quelqu’un à coloniser, son Vendredi, bien nommé, et de façon presque purement signifiante. Voilà deux petites marionnettes qui jouent dans l’île déserte.
Dans le mythe hégélien, les deux semblables s’affrontent, se font la guerre, essayent l’un l’autre de se supprimer, chacun faisant à l’endroit de l’autre les mêmes mouvements que l’autre fait à son endroit, jusqu’à ce que l’un cède à l’autre pour protéger sa vie. Cette lutte n’a pas un enjeu matériel, c’est une lutte pour savoir qui s’affirme comme telle, dans le risque de sa vie, et qui lâche. Kojève avait isolé cette structure tout à fait robuste dans La phénoménologie de l’esprit comme étant le noyau, la matrice de toute l’œuvre de Hegel.[106] Ceci est controversé par les interprètes modernes qui ont plutôt tendance à considérer que c’est une opération philosophique propre à Kojève que d’avoir mis cet accent, et qu’il y a en fait des couples de ce genre, mais bien divers, que Hegel énumère, celui-ci n’ayant pas à prendre la prévalence sur les autres. C’est cependant ce que Lacan a entendu, dans ces trente ans exposés par Kojève à son fameux séminaire, restant toujours fidèle à ce schématisme où il coulera des interprétations différentes.
Lacan articule ici la dépendance du maître à l’endroit de l’esclave et que la fonction subjective du maître réside au niveau de l’esclave, dans la mesure où S1 représente le sujet pour un autre signifiant qui est S2. Ce qui veut dire que le sujet maître résiderait au niveau de l’esclave. On ne peut le comprendre que d’une façon : il n’y a pas lieu de considérer le maître et l’esclave comme deux personnages. Il n’y a qu’un seul sujet, qui se laisse ici identifier de ces deux façons distinctes, et déjà le mythe vacille. On n’est pas sortis de l’île déserte avec son seul habitant. C’est un seul qui est ici dans un rapport à soi-même qui est le maître et un rapport à soi-même qui est l’esclave.
un seul sujet
M ◊ E
S1 S2
Bien qu’il ait dit ailleurs qu’il y avait là un risque qui l’emportait de beaucoup sur la vie, Lacan en vient à dire seulement qu’il y a là risque de vie, essentiel de l’acte de maîtrise, mais que c’est un jeu, insérant là l’anecdote de l’enfant dont le père lui rapporte la phrase : je suis « un tricheur de vie ».[107] Si on peut être tricheur de vie, c’est qu’il y a un jeu.
Quelle est la fonction de l’esclave à proprement parler si on conçoit bien un seul sujet pour ces deux instances ? L’esclave, c’est le corps. « L’essentiel, c’est son corps. »[108] Comme nous n’avons affaire qu’à un seul sujet, nous pouvons dire ici : l’esclave, c’est le corps, et en tant qu’il est supposé suivre, perinde ac cadaver, comme un cadavre – une formule qui a été forgée par Ignace de Loyola –, le corps en tant qu’il obéit comme un cadavre.
C’est en quoi Lacan peut dire que, dans cette mise en scène, il n’y a que l’esclave de réel. L’esclave, c’est le corps et sa jouissance, tandis que le maître est un rêve, un rêve de l’esclave, le rêve de la maîtrise du corps. C’est aussi pourquoi Lacan, cette fois-ci, adhère à ce que dit Hegel en refusant l’être de savoir de maître. Que sait le maître ? Il ne sait rien, c’est un con. C’est là que se fait la différence entre cette petite machine et ce pourquoi elle est construite, à savoir aider à structurer la clinique de l’obsessionnel. L’obsessionnel se réfère au modèle du maître, à ceci près que lui suppose que le maître sait ce qu’il veut. Pour lui, le maître est supposé savoir. Incarnons-le dans la clinique la plus simple. L’homme s’imagine être deux, il s’imagine être maître et esclave. Il désire être maître de soi, ce qui veut dire aussi bien être esclave de soi. Les stoïciens l’ont par exemple illustré de se modeler sur la position de l’esclave en tant qu’il obéit comme un cadavre et qu’il se laisse faire, au point que Lacan a pu appeler sa position celle d’un « masochisme politisé »[109].
L’existence du pur prestige est repérable au niveau animal, et c’est là que Lacan va puiser dans Konrad Lorenz les exemples qui montrent, dans le règne animal, les rapports de domination spécialement pouvoir s’incarner par la simple intimidation. Le loup n’a pas besoin d’écraser son prochain, il est satisfait si celui avec qui il lutte lui offre sa gorge, c’est-à-dire laisse tomber toute précaution et s’incline. La domination est alors assise et assurée. Lacan rappelle qu’il a été un des premiers à aller chercher comme pièce à l’appui, dès les débuts de son Séminaire, Konrad Lorenz. Il est très joli de lire qu’une fois qu’un loup a triomphé de l’autre, le loup ne se croit pas pour autant deux loups, tandis que l’homme, lui, se croit deux, c’est-à-dire se croit maître de lui-même.[110]
Infini de la jouissance, unité du plus-de-jouir
Si je devais laisser quelque chose de formulable ici pour finir, ce serait l’opposition de la jouissance et du plus-de-jouir. Elle n’est pas tressée par Lacan dans ce Séminaire, mais on peut établir ainsi le rapport entre la jouissance et le plus-de-jouir.
J ◊ pdj
Lacan dote ici la jouissance de la constance dont Freud avait doté la libido. Elle se présente, au plus simple, comme un absolu au-delà du désir qui est toujours articulé, et dont l’accent est mis sur son impassibilité, donc toujours réductible à un élément formel, à un jeu du signifiant pour ce qui est du désir. C’est un jeu du désir au sens où Lacan peut dire de La logique du sens de Gilles Deleuze que tout ça se passe au niveau du désir et laisse la jouissance hors des limites du jeu et hors des limites de l’Autre comme lieu du désir. La jouissance est définie par son intensité comme le trop intense – vous trouvez là sa référence à la vacuole et à l’extime[111] –, mais sa détermination essentielle, c’est son exclusion du symbolique en raison de son infinitude, au moins virtuelle, virtuelle puisqu’on ne pénètre pas dans cette zone.
L’infinitude de la jouissance n’est donc articulée que de biais dans ce Séminaire. En revanche, le plus-de-jouir posé d’emblée comme homologue à la plus-value est l’essai, par Lacan, d’isoler une unité de jouissance. Le contraste est le suivant : entre l’infini de la jouissance et l’unité de jouissance. C’est ce qui permettra à Lacan, dans le Séminaire suivant, de commencer par un schéma où le a est mis en série avec des termes signifiants.
Nous savons à quel point le schéma des quatre discours permet d’exposer la clinique, mais c’est au prix de réduire l’infinitude de la jouissance à l’unité de jouissance. C’est le pari de ce Séminaire. Ce qui explique que Lacan soit aller chercher son premier grand exemple dans le pari de Pascal où l’on voit jouer le un d’une vie en face d’une infinité – le mot est de Pascal – de vies infiniment heureuses, un jeu entre une unité de vie, une unité de jouissance, et, en face, l’infini. On comprend aussi pourquoi Lacan mêle ici Pascal et Fibonacci. Fibonacci éclaire quelque chose que Pascal laisse dans l’ombre, ou Lacan se sert de Fibonacci pour éclairer ce qui est laissé dans l’ombre par Pascal. Dans le pari de Pascal, on a consulté le un d’une vie qui se risque dans le jeu, qui est d’ailleurs représenté comme a, en face d’un infini. N’oublions pas que, tel que nous le traitons, a n’est pas équivalent à 1, mais une fonction comme telle non commensurable avec le 1.
On ne peut donc pas se contenter du schématisme que Pascal incite à produire, mais il faut au contraire le compléter par Fibonacci. On met ainsi en valeur la suite de Fibonacci.
1 2 3 5 8 ……….
Si on prend la proportion de deux termes, on obtient une valeur pour ce rapport, que Lacan dit a, égale à 0, 618, et la suite.
1/2 2/3 5/8
a = 0,618
L’appel à la série de Fibonacci a comme valeur de corriger ce qu’a d’élémentaire ici le pari de Pascal, en rappelant que a n’est pas 1, mais inférieur à 1, et que développer sa valeur exacte restera toujours à venir. Cela explique pourquoi Lacan a recours à Pascal, mais aussi pourquoi il complique ce rapport d’un appel fait à Fibonacci.
Pour clore ce cours, j’introduirai une proposition qui éclaire en partie la fameuse page 13 : « Les choses peuvent aller aussi loin que d’interroger l’effet de pensée comme suspect. »[112] Cette suspicion que Lacan porte sur l’effet de pensée anime cette page ainsi que ce Séminaire.
* Texte et notes établis par Catherine Bonningue des leçons des 17, 24, 31 mai et 7 juin 2006 de L’orientation lacanienne III, 8 (2005-06). On se reportera aux numéros 64 à 66 de La Cause freudienne pour les parties I à XII de cette « Lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre».
[1] Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-69), Paris, Seuil, 2006, p. 310. Cf. Miller Jacques-Alain, « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre XII » (2006), La Cause freudienne n° 66, Paris, Navarin/Seuil, p. 85.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome (1975-76), Paris, Seuil, 2005, p. 101.
[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 11-12.
[4] Ibid., p. 349.
[5] Ibid., p. 353.
[6] Cf. Miller J.-A., « Clinique sous transfert » (1982), Ornicar ? n° 29, Paris, Navarin/Seuil, 1984, p. 142.
[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 349.
[8] Cf. Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre XII », op. cit., p. 84-85.
[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., fin du chapitre XX et suivants.
[10] Ibid., p. 327. J.-A. Miller remarque qu’il pourrait y avoir une ambiguïté dans cette phrase, ambiguïté qu’il n’a pas souhaité lever en rédigeant. Il y a, selon lui, lieu de la lire ainsi : le sujet, surgi dans un premier temps du rapport indicible à la jouissance, en est frappé d’une relation à...
[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 185 et suivantes ; « Position de l’inconscient » (1964), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 839 et suivantes.
[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse (1962-63), Paris, Seuil, 2004.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 18.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Cf. Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre XII », op. cit., p. 81-89.
[17] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 333.
[18] Cf. Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre XII », op. cit.
[19] Lacan J., « L’étourdit » (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 458 et suivantes.
[20] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 335.
[21] Ibid., p. 387.
[22] Ibid., p. 346.
[23] Ibid.
[24] Cf. ibid.
[25] Ibid., p. 348.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 349.
[28] Ibid.
[29] Lacan J., « L’acte psychanalytique » (1969), Autres écrits, op. cit., p. 375-76.
[30] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 350-51.
[31] Ibid., p. 350-51.
[32] Ibid., p. 353.
[33] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 12.
[34] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 353.
[35] Ibid., p. 356 et suivantes.
[36] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-55), Paris, Seuil, 1978, p. 276.
[37] Cf. Lacan J.,« L’acte psychanalytique », op. cit., p. 376 ; Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., le chapitre « Paradoxes de l’acte psychanalytique » en étant le commentaire.
[38] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 382.
[39] Cf. ibid.
[40] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 107.
[41] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 287.
[42] Lacan J., « La signification du phallus. Die Bedeutung des Phallus » (1958), Écrits, op. cit., p. 685-95. Cf. Miller J.- A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre XI » (2006), La Cause freudienne n° 66, op. cit., p. 76-77.
[43] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 335.
[44] Cf. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), Écrits, op. cit., p. 822.
[45] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 107-115.
[46] Cf. ibid, p. 108.
[47] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 107-115. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 335.
[48] Cette anecdote a été évoquée par J.-A. Miller à son cours de L’orientation lacanienne dans des années 90.
[49] Cf. Miller J.-A., « Contre-transfert et intersubjectivité » (2002), La Cause freudienne n° 53, Paris, Navarin/Seuil, 2003, p. 7-39.
[50] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 352.
[51] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 386.
[52] Cf. ibid.
[53] Cf. ibid., p. 387.
[54] Cf. ibid., p. 274, 277.
[55] Ibid., p. 386.
[56] Cf. ibid.
[57] Ibid.
[58] Ibid., p. 387.
[59] Ibid., p. 387-88
[60] Cf. ibid., p. 12.
[63] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 12.
[64] Cf. ibid., p. 12-13.
[65] Ibid., chap. VIII.
[68] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., notamment chap. V.
[69] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 13.
[70] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 272 et suivantes.
[71] Cf. notamment Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (1957), Écrits, op. cit., p. 516-517.
[72] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 272.
[73] Ibid.
[74] Ibid.
[75] Ibid., p. 273.
[76] Ibid.
[77] Ibid., p. 273-74.
[78] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit. ; Le Séminaire Les quatre concepts, op. cit., p. 185 et suivantes; « Position de l’inconscient », op. cit., p. 839 et suivantes.
[79] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 274.
[80] Ibid., p. 274. Cf. Freud S. L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967 ; L’interprétation du rêve, Œuvres complètes vol. 4, Paris, PUF, 2003. Pour son commentaire, notamment, Lacan J., « Subversion du sujet », op. cit., p. 802.
[83] Ibid., p. 277.
[84] Cf. Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973.
[85] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 240.
[86] Sternhell Zeev, Les anti-Lumières, Du XVIIIème siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006.
[87] Burke Edmund, Réflexions sur la Révolution de France, suivi d’un choix de textes de Burke sur la Révolution, Paris, 2004.
[88] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 239.
[91] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 61, 64, 71 ; Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 275.
[92] Ibid., p. 173.
[93] Cf. ibid., p. 174.
[94] Ibid. p. 176.
[95] Ibid., p. 242.
[96] Kant Emmanuel, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, Poche. Cf. Lacan J., Le Séminaire Les quatre concepts, op. cit., p. 228.
[97] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 176-177.
[98] Ibid., p. 178.
[99] Lacan J., « Introduction au Nom-du-Père », Des noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005.
[100] Ibid., p. 125. Cf. Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre VII » (2006), La Cause freudienne n° 65, Paris, Navarin/Seuil, p.107-117.
[101] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 179.
[102] Ibid., p. 178.
[103] .Ibid., p. 81, 82.
[104] Ibid., p. 178-79.
[105] Cf. ibid., p. 13. Le « il pleut » est alors l’exemple de l’événement de pensée.
[106] Kojève Alexandre, Introduction à la lecture de Hegel: leçons sur la Phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, Paris, Gallimard, 1947.
[107] Ibid., p. 384.
[108] Ibid.
[109] Lacan J., « Radiophonie » (1970), Autres écrits, op. cit., p. 427. Ce point a été commenté par J.-A. Miller dans son cours « Du symptôme au fantasme, et retour » (1982-83), L’orientation lacanienne II, 2, leçons des 23 février et 2 mars 1983.
[110] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 366. Cf. Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre I » (2006), La Cause freudienne n° 64, op. cit. ; « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre XIV » (2006), La Cause freudienne n° 67.
[111] Ibid., p. 224. Cf. Miller J.-A., L’orientation lacanienne II, 5, « Extimité » (1985-86) (inédit).