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Lacan avec Joyce[1]
Jacques-Alain Miller
Le Séminaire de la Section clinique de Barcelone
INTRODUCTION
Hebe Tizio – Notre projet est d’étudier cette année la première partie intitulée «Joyce le symptôme» du livre Joyce avec Lacan.
Miquel Bassols – Le texte sur «Joyce le symptôme» nous a très vite amenés à nous référer à Télévision.
H. T. – À partir de ce texte central, une série de références bibliographiques s’est en effet imposée. Ce texte étant complexe, nous avons préparé une série de nos interrogations et questions pour les poser à Jacques-Alain Miller. Tout d’abord, une phrase de la préface de Jacques-Alain Miller au volume, page 12, «un sujet identifié au symptôme se ferme à son artifice», nous a permis de soulever toute la thématique de l’identification et de l’artifice. Ce thème de l’artifice a d’ailleurs été éclairé par vous-même lors de notre réunion d’hier. Nous nous sommes ensuite arrêtés sur la question du nœud borroméen, nous formulant notamment ceci : quel type de structure cela suppose-t-il ? Là encore, vous y avez fait référence hier de façon explicite. Et, si la lettre est ce par quoi il y a rupture du semblant, quelle fonction reste-t-il au semblant du nœud borroméen ? Une autre question est, elle, spécifique à l’épiphanie : «A-t-elle quelque chose de commun avec le semblant ?» La dernière partie pose quelque difficulté en espagnol. Nous y trouvons des expressions de Lacan telles que «désabonné de l’inconscient» et «désabonné à l’inconscient». Ces expressions ont-elles des sens différents ou sont-elles synonymes ?
– A mon avis, elles sont synonymes. Ce texte a été recomposé à partir de notes. J’ai respecté la façon dont Lacan s’est exprimé à ce moment-là. Je n’ai pas perçu un changement de signification entre une expression et une autre. Peut-être serait-il intéressant de les confronter, mais ma réponse est qu’il n’y a pas de différence.
H. T. – Nous nous étions posés cette question par rapport à la psychose, mais aussi par rapport à la position de l’analyste à la fin de l’analyse.
– En relisant le texte –c’est un texte, et non un écrit de Lacan –, je me suis souvenu que ce matin-là nous sommes allés, Judith et moi, chercher le Dr Lacan rue de Lille pour le conduire à la Sorbonne. Il n’était pas de très bonne humeur, comme il le dit lui-même dans la première phrase : «Je ne suis pas dans ma meilleure forme aujourd’hui.» Il y avait comme une certaine lourdeur. Dans cet amphithéâtre immense et pas très beau de la Sorbonne, rempli de spécialistes de Joyce, il régnait une atmosphère d’incompréhension. Rien ne les faisait réagir. C’était très froid, quelque peu vide. Le ne-pas-comprendre était évident.
Des années après, quelque chose de ce ne-pas-comprendre perdure pour nous, mais qui n’a plus cette froideur. C’est un ne-pas-comprendre plein de sympathie et d’intérêt – même si je suis surpris que vous ayez choisi ce texte pour le travail de toute une année.
L’étude de ce texte nécessite tout d’abord un travail préliminaire pour penser même la possibilité de l’étudier. D’une façon générale, la période qui débute avec les nœuds nécessite une autre économie de lecture que le reste de l’enseignement de Lacan. Il y a peu d’écrits dans cette période, alors que ce sont eux qui permettent d’éliminer les ambiguïtés ponctuelles de son expression orale. Cela manque ici. C’est une autre économie de lecture. Je la qualifiai hier de problématique, j’aurais pu dire aporétique. Elle nous mène et nous travaille à partir de contradictions. Lacan pouvait dire auparavant que, selon lui, un écrit ne doit pas laisser d’autre issue que d’y entrer. Or, il est difficile dans cette période d’y entrer, et l’on ne voit pas la sortie. Il y a un sans-issue, au sens de pas de sortie. Je ne dis pas que c’est une impasse, mais il n’y a pas de sortie. Lacan aboutit à ce thème assez rapidement, jusqu’à ne plus poser la fin de l’analyse comme un réveil.
Il le formule dans le séminaire qu’évoquait hier Joan Salinas : «il n’y a pas de réveil», alors que toutes ses différentes formulations antérieures sur la fin de l’analyse étaient des modalités variées de réveil. Il faut voir pourquoi il ne maintient pas la notion de réveil pendant cette période. Quand nous sommes au niveau où le sujet est toujours heureux, la notion de réveil s’évanouit, elle n’a plus la pertinence d’auparavant.
Cherchons une méthode de travail. Lacan avait près de 300 livres sur Joyce, Jacques Aubert lui en apportait un tas d’autres, chaque semaine, et l’on voyait s’accroître la bibliothèque. Lacan cherchait quelque chose sur quoi s’appuyer. Je n’aurais jamais eu l’idée de convoquer un séminaire d’une année sur ce texte, sans doute en souvenir de cette atmosphère de lourdeur et de froideur, qui était tout à l’opposé d’un gai savoir. Mais pourquoi pas ! Une façon d’aborder Joyce pourrait être de prendre une page de Finnegans Wake, une seule page, et de bien l’étudier, par exemple. On pourrait aussi prendre d’autres écrivains pour les articuler avec Joyce, pour faire «Joyce avec...». Miquel Bassols, par exemple, travaille sur Raymond Lulle : un «Joyce avec Lulle» aurait son intérêt ; Vicente Palomera prépare quelque chose sur la psychose, il pourrait très bien croiser son travail avec celui-ci ; l’interprétation, thème de Hebe Tizio, pourrait aussi s’articuler avec tout cela. Nous pourrions étudier Rabelais, au moins une page de Rabelais. Une grande tradition littéraire sur les jeux de mots est assez présente dans la littérature française. Peut-être l’est-elle aussi en Espagne.
M. B.. – Juliàn Riós a spécialement travaillé, en Espagne, dans la ligne de Joyce, mais à partir d’une autre perspective.
– Il faudrait convoquer ces auteurs. Mais revenons au texte même. Il y a deux façons de le prendre. On peut chercher l’essentiel, ce que Rabelais appelait la «substantifique moelle», au niveau conceptuel, théorique : ce sont peut-être, dans ce texte, quatre ou cinq phrases. Au contraire, nous pouvons dire que tout signifie. Dans cette perspective, je conseillerai de numéroter les paragraphes avec des chiffres, un par un, et de faire signifier chaque chose, y compris le «Je ne suis pas dans ma meilleure forme aujourd’hui». C’est un pari à longue échéance.
Prenons justement ce «Je ne suis pas dans ma meilleure forme aujourd’hui, pour toutes sortes de raisons». Pour moi, on peut l’interpréter, si l’on pense qu’il présente Finnegans Wake ainsi : «mettre, à l’œuvre, fin, de ne pouvoir mieux faire». C’est consonant avec ce qu’il dit plus loin de Joyce : s’il était en vie, «il serait centenaire, et ce n’est pas l’usage –ce n’est pas l’usage de poursuivre la vie aussi longtemps.» On peut prendre ces phrases comme des allusions à son âge à lui et à son effort pour mettre fin à son propre travail, préoccupation qui aboutira peu de temps après à donner comme titre de son Séminaire «Le moment de conclure». Il interroge déjà Finnegans Wake comme le moment de conclure chez Joyce. On peut comprendre ainsi le caractère de testament qu’il donne à Finnegans Wake. D’une certaine façon, sa propre réflexion aporétique sur les nœuds a un caractère de testament. Lacan cherche son propre Finnegans Wake.
Il dit que cette œuvre est posée comme un terme. Il dit quelque chose de plus : «Le rêve qu’il lègue, mis comme un terme –un terme à quoi ?» C’est une question que je pourrais vous proposer.
LE NOYAU TRAUMATIQUE
[Question sur le terme et l’écriture.]
Il faut tout d’abord se demander pourquoi Lacan finit en étudiant Finnegans Wake. Cela a un rapport avec la fin, mais aussi avec le début. La rencontre avec Joyce rappelle sa jeunesse à Lacan. Il le signale lui-même dans le texte. L’œuvre de Joyce noue la vieillesse de Lacan avec sa jeunesse. Lacan a toujours été intéressé par l’inversion qui se produit quand le symptôme donne lieu à la création. On trouve cela dans sa thèse avec le cas Aimée. La littérature, les effets de création ont depuis toujours accompagné la clinique de Lacan : La lettre volée, Hamlet, Antigone, etc.
Bien sûr, Joyce, c’est autre chose que Dupin, Hamlet ou Antigone. Lacan s’est toujours centré sur le personnage, mais, dans Finnegans Wake, les personnages s’évanouissent. Ils sont là, mais il n’y a pas de personnage central. Finalement, c’est l’auteur lui-même qui devient le problème, la relation de l’auteur à son œuvre, l’usage de l’œuvre par l’auteur.
Il n’y a aucun doute sur la question du terme mis à l’écriture. C’est le terme «mis à la littérature» : Joyce a pensé, rêvé, avec Finnegans Wake, de mettre un terme à la littérature. C’est en tout cas ainsi que Lacan le considère. Il le dit clairement dans «Joyce le symptôme II» : «la réveiller [la littérature], c’est bien signer qu’il en voulait la fin». Lacan interprète le «wake», le «awakening», le réveil, comme un désir de Joyce de réveiller la littérature, le rêve littéraire. Ce qui aurait signifié la fin de la littérature, pour la réveiller à quelque chose de sa structure, de sa vérité, de son réel, au-delà des fantasmes, de l’idéalisation. Ce serait comme une traversée du fantasme littéraire, vers le réel de l’écriture, qui est la pure relation avec la langue. Dans la littérature, ce réel reste voilé par l’imaginaire : les personnages, le récit, le début, la fin, tous les semblants aristotéliciens de la poétique, qu’ils soient imaginaires ou symboliques.
Lacan qualifie ces vacillations de reflets. Il qualifie Finnegans Wake de «rêve» quand, dans le texte écrit «Joyce le symptôme II», il dit : «il coupe le souffle du rêve», le rêve est hors d’haleine. La littérature est un rêve, et Joyce supprime l’oxygène, le souffle, au rêve, dans la mesure où il lui enlève le voile fantasmatique et ne permet plus sa figuration. Mais, en même temps, l’idée d’un réveil qui en finirait avec la littérature est un rêve. Cela n’arrive pas, car le nouage des dimensions continue pour la littérature. Les hommes continuent à écrire et à lire de la littérature.
Dans les termes d’hier, si l’on oppose le Sinn à die Bedeutung, la «littérature» de Joyce est du côté de la Bedeutung.
Sinn // Bedeutung →Fixation réelle
Cela reconduit plutôt à la fixation réelle, jusqu’à ce qu’il y a de plus réel dans le rapport à la langue, jusqu’au plus pur qui est aussi le plus terre-à-terre de l’articulation entre le sens et le son. C’est la rigueur la plus pure, la racine même de la relation à la langue et à la fois la plus impure, car il convoque au charivari, au fatras de la culture, de toutes les langues, de tous les savoirs. Joyce démontre, ou tout au moins laisse supposer que, au moins pour lui, sinon pour nous-mêmes lecteurs, une jouissance dérive directement de cette pure relation à la langue, sans passer par l’imaginaire, le semblant, l’image, la représentation, la Vorstellung, l’articulation symbolique, la démonstration, tout l’aristotélicien de l’esthétique, la compassion, le suspens, la catharsis. Personne ne lit Finnegans Wake pour savoir ce qui va se passer à la page suivante. L’appareil aristotélicien se soutient sans tout ce qui est fondamental pour Aristote dans l’intérêt que nous portons à l’œuvre d’art. Convoquons La poétique – Que dirait Aristote, un des auteurs favoris de Lacan, de Joyce ?
Antoni Vicens – Chez Aristote ce serait, peut-être, la monstruosité.
– Que fait exactement Joyce avec le langage ? Quel est le dispositif joycien ? Il réalise une opération spécifique, et il convient de la caractériser. De la même façon que Raymond Roussel a pu écrire son texte Comment j’ai écrit certains de mes livres, commenté par Michel Foucault, ce serait bien d’inventer un «Comment Joyce a écrit Finnegans Wake». Quel est le procédé, ou les procédés ? Cela a déjà été étudié, bien sûr, mais nous cherchons une formule plus réduite de ce qui a été fait.
Je pensais introduire quelques questions sur l’homophonie, qui est un point essentiel de ce dispositif, mais je n’ai pas sous la main les notes que j’avais prises au moment où je m’en suis aperçu. Je dirai un mot sur Jacques Aubert.
Jacques Aubert a guidé Lacan, un peu dans le rôle de Virgile, pour le conduire à l’enfer joycien. Jacques Aubert est un homme enchanteur, doux, mais pour moi, et cela à cause de sa constance, il avait, dans sa relation à Lacan, un côté méphistophélique, lui apportant chaque semaine toujours plus de livres à lire.
Il sert d’excuse à Lacan, pour parler de Joyce. C’est un grand lieu commun, un topos, de la rhétorique : il n’aurait jamais parlé de ce texte sans l’insistance de ses amis. J’ai expliqué hier que j’étais là grâce à l’insistance de Vicente Palomera, et que, en plus, c’est lui-même qui m’a donné le texte.
Ainsi donc, Jacques Aubert sert de Virgile à Lacan, mais il est, en plus, une figure protectrice : il sert à protéger l’orateur d’une vengeance des dieux pour avoir eu l’orgueil de se présenter devant l’Autre et avoir touché au signifiant. Cela ne peut être que dangereux. C’est comme présenter une excuse : «Ce n’était pas ma faute, mais celle de Jacques Aubert». Jacques Aubert avec Lacan, c’est le paradoxe de deux hommes. J’ai déjà évoqué ce thème ici, pour dire que c’était toujours une relation ridicule. Peu de temps après, je démarrai un séminaire avec Éric Laurent.
J’attire l’attention sur le fait que c’est Jacques Aubert et Jacques Lacan, alors que nous sommes devant un texte qui souligne l’étrange intérêt de Joyce pour le fait de s’appeler «Ernest», selon le titre de l’œuvre de théâtre d’Oscar Wilde. Puisque Lacan a écrit quelque chose concernant Jones en tant que biographe de Freud, rien ne s’oppose, dans le texte même, à penser qu’il existait un phénomène d’écho entre Jacques Aubert et Jacques Lacan. Ce peut être amusant. C’est à étudier, quand il s’agit de la nomination de Joyce et du nom propre.
Dans le nom propre de Jacques Aubert, il y a un S1 et un S2. Jacques sélectionne parmi les Aubert, Aubert parmi les Jacques. Appeler Jacques au moment où ils étaient les deux ensemble, était une équivoque, sauf si l’énonciateur n’était pas en termes de Jacques avec l’un ou l’autre. Ici, le même mot –si l’on peut dire «mot» pour se référer à un nom a le même son, mais pas la même Bedeutung, pas la même référence.
Le nom propre est une sélection, mais il n’est jamais suffisant. Les Américains peuvent donner au fils le même prénom que le père, mais ils doivent en plus rajouter Junior ainsi qu’un chiffre. Le nom doit toujours avoir un complément. Lacan propose de complémenter Joyce avec le symptôme, comme il existe l’homme aux loups, etc.
Il y a quelque chose dans le nom propre qui appelle toujours un complément. Il n’est jamais suffisamment propre. Dans mon cas, par exemple, vous avez plus un nom propre avec mon prénom, Jacques-Alain, qu’avec mon nom de famille. Il y a en plus une décomposition phonétique qui a un sens complet, étant donné qu’Alain est homophonique avec à l’un. C’est le prénom Jacques-Alain qui fonctionne comme le vrai nom propre.
Pour faire écho à ce texte, j’ai pris la quatrième leçon de l’ensemble publié par Ornicar ? sous le titre «Vers un signifiant nouveau». Lacan dit : «Le sujet [...] est impuissant à justifier qu’il se produit du signifiant, du signifiant S1, et encore plus impuissant à justifier que ce S1 le représente auprès d’un autre signifiant [...].» C’est par cela que passent tous les effets de sens.
Il s’agit vraiment de l’articulation entre S1 et S2. Cette articulation est la condition des effets de sens, qui a toujours quelque chose d’arbitraire. Le sujet ne peut pas le justifier. Les effets de sens se tamponnent immédiatement, produisant une impasse. L’astuce de l’homme est de boucher tout cela avec de la poésie, qui est à la fois effet de sens et effet de trou.
L’idée de combler quelque chose avec un trou n’a rien d’inconcevable. Cela renvoie au fait que la poésie multiplie les résonances d’un mot, tout en la vidant d’un sens clair et univoque. Elle exploite les réserves métonymiques de la langue.
Un peu plus loin dans ce texte, à la page 23, il dit qu’on vient à la psychanalyse pour parler des choses de l’enfance. La psychanalyse semble orienter vers les souvenirs d’enfance. C’est vraiment ce qui situe la XXIIIe Conférence, dans ce qu’indique Freud du lieu de l’infantile. C’est à ce point que Lacan demande pourquoi les gens s’orientent vers la parenté, la parentèle, la Bedeutung infantile, le fantasme, la fixation de la jouissance de l’expérience infantile, et pourquoi ne se font-ils pas plutôt poètes. Au lieu de se remémorer, pourquoi les gens ne deviennent-ils pas plutôt poètes ?
D’une certaine manière, même s’il n’est pas du tout sûr que Joyce soit poète, quelque chose chez lui montre au moins qu’il y a un dispositif joycien propre, pas absolument mis en ordre. La poésie en psychanalyse tient du joyceanisme, au moins de Finnegans Wake.
Quand Lacan remarque que Freud «s’imagine que le vrai est le noyau traumatique», c’est pour le contredire sur ce point : ce soi-disant noyau qui est la clé de la XXIIIe Conférence, n’a pas d’existence. «Il n’y a [...] que l’apprentissage que le sujet a subi d’une langue entre autres.» Que veut-il dire ? Que le véritable noyau traumatique n’est pas la séduction, la menace de castration, l’observation du coït, ni non plus la transformation du statut de tout cela en fantasme, ce n’est pas Œdipe et castration. Le véritable noyau traumatique est le rapport à la langue. C’est ce que Joyce met en évidence. Personne ne peut lire Joyce en disant : nous allons rendre compte de ce texte avec les images infantiles de Joyce. Joyce rend au contraire manifeste ce qu’est le véritable noyau traumatique pour chacun de nous : le rapport à la langue.
Joan Salinas – Lacan fait une référence au corps dans ce paragraphe, sur un jeu qui consiste à se couvrir la tête, et Lacan ironise un peu en disant : «une grosse tête, mon petit-fils aussi a une grosse tête...»
– Oui, c’est une référence à un dire de mon fils qui prétendait avoir une tête grosse de tout ce qu’il avait entendu et qu’il n’avait pas compris. C’est très familier tout cela, mais de la même manière que Freud parle d’autoérotisme élargi, dans le Champ freudien nous pouvons parler d’une famille élargie. C’est pour cela que, dans El Niño, nous publions les photos des enfants du Champ freudien.
Donc, le véritable noyau traumatique est le rapport à la langue. Cette thèse me semble cohérente avec l’idée de Lacan : au lieu de se remémorer, pourquoi ne pas devenir poète. Même s’il est discutable que Joyce soit poète et, d’une certaine façon, on peut dire qu’il est le contraire d’un poète, car il fait résonner d’une façon qui tue le sens, précisément. Il faut là, souligner ce que dit Lacan.
C’est pour avoir élaboré le trauma reçu de son rapport à la langue que Joyce a réussi à traumatiser l’Université. Son dispositif interdit déjà de faire la somme du savoir. Il le fragmente au contraire. On ne peut découvrir chez Joyce aucun signifiant-maître qui ordonnerait.
La seule chose qui reste, c’est peut-être l’auteur. Ce qui convient sans doute à l’Université, car en tant qu’auteur il impose sa présence au moment même où se volatilise la somme de savoir. C’est pour cela que les universitaires veulent la recomposer à son détriment, ou à son bénéfice, mais en tout cas à ses dépens.
Il est aussi remarquable que le thème de la biographie présent dans ce texte m’ait amené à quelques souvenirs biographiques... Du «bios», très présent là, Lacan lui-même dit des choses très précises. C’est à partir de la contingence des rencontres que se noue le destin, et parce que nous parlons et donnons un sens après coup. Nous avons ainsi un destin plutôt qu’un développement. Tandis que, chez Freud, le développement reste essentiel en tant que programmation déjà écrite, le thème qui apparaît chez Lacan est plutôt celui du destin. On peut construire une dialectique entre développement et destin.
Freud oppose, dans la XXIIIe Conférence, la constitution et l’expérience vécue, ce qui est déjà là et ce qui arrive par hasard. Selon Lacan, la vérité de la constitution est la famille. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres. Notre famille nous parle. Nous sommes parlés, et nous en faisons une trame. Quand Lacan dit «la famille», il dit «le désir des parents», mais encore mieux «lalangue dans la famille». Le désir de l’Autre, des parents et des autres, comment ça se dit ? Il ne se communique pas par l’opération du Saint-Esprit, mais il se transmet, se véhiculé, s’impose, s’imprime par lalangue de famille. Il est impossible ici de ne pas étudier le thème du bilinguisme. Joyce est déjà dans une situation de bilinguisme, entre le gaélique et l’anglais. Sa façon de faire exploser la langue anglaise peut se penser comme une vengeance contre la langue du maître. Le bilinguisme installe toujours la division entre le maître et l’esclave. Je dis cela en Catalogne. II y a eu, à un certain moment, parmi les Catalans, la tendance à aller faire une analyse à Paris, avec des analystes pour qui l’espagnol n’était pas non plus leur langue maternelle. Je n’approfondirai pas trop cela.
Chez Lacan, nous trouvons la façon de passer de la contingence à la nécessité, dans le sens logique, pour en faire un destin. C’est curieux que l’espagnol ne fasse pas la distinction entre la nécessité au sens logique et ce qui, en français, est le besoin. Une langue qui ne fait pas cette distinction semble effacer le propre de ce qui est logique. Pour un Français, cela semble une équivoque qu’il n’y ait qu’un seul mot pour nécessité et besoin[2]. Et en catalan ?
M. B. – Elle existe aussi : neccessitat.
A. V. – Lorsque j’ai traduit le Séminaire XI en catalan, j’ai utilisé le terme fretura pour besoin.
– Entre le biologique et le logique, quelque chose est écrasé.
NOMS
Donc, c’est le thème de la biographie. Lacan aborde aussi le thème de la biographie de Freud. Cela semble dit au hasard, mais cela répond à une architecture très fine, avec des résonances internes multiples.
Il dit que Freud a pris soin de confier sa biographie à Ernest Jones, précisément pour qu’elle soit, je le dirai ainsi, une biographie sans inconscient, une biographie qui ne semble pas écrite par un psychanalyste. A cette époque-là, il y avait une sorte de mode des biographies d’inspiration analytique. On trouve très peu de cela dans la biographie de Jones ; elle est plutôt formelle et distante, hagiographique, sans l’agenbite of inwit, sans la morsure de l’inconscient. L’inwit, «mot d’esprit interne», pour qualifier l’inconscient, est une expression admirable, et elle serait un titre admirable. Freud a finalement choisi de désabonner sa biographie de l’inconscient.
J’ai quelque chose de plus sur le nom propre. Lacan pense, avec «Joyce le symptôme», donner son véritable nom propre.
Le nom propre, généralement, efface le Sinn, n’a pas de Sinn, et tout est en faveur de la Bedeutung. On dit «Antoni Vicens», par exemple, mais si chacun avait un numéro, on pourrait dire «Numéro 23». Le nom propre est pur indice. Il y a toujours un malaise quand on commence à donner du sens au nom propre. À l’école, c’est souvent que l’on fait des jeux de mots sur le nom propre. Normalement, il est pure Bedeutung. Le statut de mot des noms propres n’est pas certain, et on fait des dictionnaires de la langue, et des dictionnaires de noms propres à part. On peut en conclure qu’ils relèvent de deux dimensions différentes.
Faire tomber le nom propre en nom commun est ce qui – Lacan le signale – peut advenir à l’analyste dans les associations des patients et cela peut aussi se passer avec certains objets. Par exemple, la poubelle est un nom propre : le Préfet de Paris qui a inventé cet instrument s’appelait ainsi, ce qui l’a immortalisé. Lacan aurait aimé donner le nom de Flacelière, le directeur de l’École Normale Supérieure qui l’avait mis à la porte, à ce qu’on appelle une serpillière. Ce qui aurait été faire d’un nom propre un nom commun.
D’une certaine manière, le nom le plus propre est l’insulte, en tant qu’elle vise quelque chose du réel chez l’Autre. La haine tente de cerner l’Autre, non pas comme un grand Autre, ni comme sujet, mais en tant qu’objet-déchet. Par le cri d’insulte, la jaculatoire de l’insulte, le sujet se trouve renvoyé à son réel. «Joyce le symptôme» a quelque chose de l’insulte ; il essaye, tout au moins, de dévier le sujet vers son réel.
Lacan rappelle que Joyce souhaitait immortaliser son nom, se faire un nom, l’immortaliser en lui
faisant une place dans la mémoire universelle. Il le réfère à la carence paternelle dont Joyce a souffert, de telle sorte qu’il serait arrivé à faire une version du Nom-du-Père avec son nom propre. C’est la perspective d’occuper pour toujours la mémoire des hommes avec un Nom-du-Père artificiel, façonné à partir de son nom propre. C’est dû à un défaut d’un point de capitonnage normal, commun. On peut ainsi interpréter tout Joyce à partir de comment combler le défaut de point de capiton. Dans l’idée d’occuper la mémoire des gens pour l’éternité, je vois une version de l’asymptote schrebérienne. L’inquiétant, c’est que son nom peut être l’écho ou réveiller des échos de significations pour l’humanité.
Ce qui est curieux, c’est que Lacan dira : «Je donne à Joyce [...] rien de moins que son nom propre, celui où je crois il se serait reconnu.» Veut-il dire qu’il aurait accepté d’être désigné dans son être par son œuvre, car «Joyce le symptôme» est un peu «Joyce-Finnegans Wake» ? C’est son «tu es cela». Peut-être Joyce aurait-il accepté de se reconnaître dans un symptôme, en tant qu’il a perturbé la littérature et la culture. Nous aurons certainement d’autres hypothèses. C’est curieux de dire que Joyce se serait reconnu dans ce nom. De quelle sorte de reconnaissance s’agit-il ? Joyce savait qu’il manquait quelque chose à son nom, c’est certain, et son œuvre le complémente. En plus, au-delà de l’œuvre, il y a son aspiration.
Revenons au point central, le dispositif joycien.
LE DISPOSITIF JOYCIEN
Normalement, tout mot a une équivoque ou des équivoques possibles, avec un certain forçage ou non. À partir du même son, une multiplicité de sens sont possibles. C’est un principe : à partir d’un son, des sens distincts sont possibles. L’écriture permet normalement de savoir de quel sens il s’agit quand il y a une homophonie totale.
Je ne sais si en Espagne, comme en France, on propose cet exercice à l’école secondaire : on prend un texte en latin, et il faut le traduire de manière macaronique à partir des résonances.
M. B. – On traduisait «Ave César morituri te salutant» par : las aves del César murieron por falta de salud.
– Cela marque la possibilité de triturer le son pour faire un jus de sens divers, mélangés. Chaque matin, prenez un jus multi-sens.
C’est ce qu’exploite Joyce. Ce n’est pas si facile de recomposer la Symptombildung chez Joyce, il fait un peu comme dans les jeux de collège, une chose macaronique. Mais, dans un second temps, il fait rentrer dans le son initial du mot les échos mêmes de ce mot. On peut prendre un mot et démontrer comment fabriquer ces termes. Lacan le fait en français avec la phrase : «la pourriture dont l’homme pourspère», traduite avec talent par «la podredumbre de la cual el hombre prodespera». Le néologisme pourspère s’obtient de prospère, intégrant ainsi quelque chose de pourrir, avec un écho d’espère.
Le cheminement est le suivant : à partir d’un mot, en obtenir d’autres ayant avec le premier une parenté phonique et de possibles effets de sens, et revenir en arrière pour modifier le premier en condensant les mots. Le résultat est un signifiant de néologisme pur. Joyce écrit par après-coup. Le niveau antérieur pourrait être un niveau poétique, celui de faire des résonances. Il écrit un pas plus loin. C’est tout l’essaim qui revient sur le S1 initial.
Au moment où le lecteur devrait s’installer avec le texte, être tranquille et pouvoir rêver un peu, Joyce entre dans le plus intime de la cogitation, et tue tous les effets littéraires. C’est un «coup de souffle» du rêve, et il renvoie le lecteur à une lecture différente, quasiment à l’inverse de ce que l’on appelle lecture. C’est comme une écriture de la résonance. L’écho sémantique revient sur le signifiant. Il s’agit bien plutôt de défigurations phonétiques d’un matériel signifiant, connectées à de nouveaux sens.
De même, lorsqu’un mot d’un vers fait vibrer la langue, il y a quelque chose qui le fixe dans la vibration même, comme si les ondes sonores invisibles pouvaient se photographier, comme celles des explosions au niveau micromatériel, quand on accède à cela à des kilomètres de distance, pour photographier quelque chose qui se fixe de cette manière. Il y a quelque chose de cet ordre.
Vicente Palomera – Il y a une expression de Lacan qui m’a intéressé un temps dans «Fonction et champ de la parole et du langage», où il parle «d’échos de la parole». Il se réfère à une évocation très précise de la parole. Pour qu’il y ait un écho, la voix doit rebondir : elle se propage, elle atteint la montagne et revient, c’est-à-dire qu’un corps est nécessaire pour cela. Un peu plus loin, Lacan parle des résonances de la parole, et de la nécessité d’un corps pour qu’elle résonne.
– Oui, il parle de la pulsion comme un écho dans le corps même.
V. P. – Chez Joyce, en revanche, il ne s’agit pas tellement d’écho de la parole car il y a une dimension de métonymie...
– La méthode joycienne du lien, c’est du signifiant avec du signifiant, et, si c’est métonymique, la production du sens n’est pas discriminative.
V. P. – J’entendais la jouissance sur ce versant, que le sens joui a besoin d’un corps pour qu’il puisse s’effacer, vider de jouissance le corps en tant que tel, et donc qu’il y a, en cela même, un effet de signification.
– La question que pose Lacan est de savoir si Finnegans Wake peut procurer de la jouissance à quiconque comme la littérature peut le faire. Ce n’est peut-être que le corps de Joyce qui en a joui.
V. P. – C’est justement à cela que je faisais référence : chez qui se produit l’effet de résonance ?
M B.-– Tel que vous l’avez posé, cet écho qui, en principe, pourrait se produire dans l’Autre, revient sur la même structure signifiante du texte, se fait de nouveau réabsorber par le texte.
– C’est cela. C’est un dispositif qui devrait se concevoir en deux temps. Joyce a conquis un temps bien au-delà de l’usuel. Il rentre dans le moment même de la lecture, c’est pour cela qu’il devient illisible. Pour cette raison, Finnegans Wake oblige à inventer autre chose, différent de la lecture. Cela ne se lit pas, si cela peut s’étudier. C’est autre chose que la lecture ou une autre modalité de lecture. Joyce ne mobilise pas seulement le sens, mais aussi bien divers savoirs : le savoir de plusieurs langues et les savoirs de l’énorme bibliothèque qui est nécessaire pour chercher d’où viennent les choses. De telle sorte qu’il modifierait le rapport au sujet supposé savoir. À partir d’un signifiant, Joyce mobilise le supposé savoir de ce signifiant, c’est-à-dire ce s minuscule qui est à la fois sens et savoir, ou sens et savoirs. Il le mobilise de manière associative et le fait passer au niveau exposé, comme s’il pouvait expliciter tous les échos d’un signifiant. Il donne une esquisse de ce tout. C’est pour cela qu’il détruit le sujet supposé savoir et l’espace même de l’interprétation. A la fois, il se recompose pour son propre bénéfice, pour devenir sujet supposé savoir, et que tous les lecteurs spécialistes l’étudient.
J. S. – Ce que fait Joyce ressemblerait à ce que Lacan commente, dans le Séminaire, où il parle de la poésie chinoise et du mode de l’intonation, en tant que le son et le sens, en rapport à ce que dit l’analyste. C’est-à-dire qu’il crée un certain sens... C’est l’opposé de ce que fait Joyce. Il s’oppose à tout mi-dire. C’est au contraire un «super-dire». Ce n’est pas allusif.
Clotilde Pascual – Dans les deux cas, cela ne me paraît pas allusif.
– Dans la poésie chinoise, oui. La poésie fait usage de toute allusion. Au lieu de décrire longuement quelque chose, elle se satisfait d’une phrase : le vent dans l’arbre. Cela ne dit presque rien. Elle vide, elle laisse un vide, alors que Joyce remplit de matériel. Remplir de matériel un certain vide de sens ne me paraît pas allusif.
J. S. – Lacan dit que la vérité se spécifie d’être poétique.
– Il n’y a ici poésie en aucune façon.
Estela Paskvan – Je pensais autant au premier mouvement qu’au second par rapport au savoir. Le premier va du son à la récupération d’un sens, depuis le signifiant, via le son, pour produire de nouveaux sens, et le mode par lequel ce mouvement de retour modifie le signifiant même ; dans chacune des opérations, il faut introduire un troisième terme. C’est la fonction que Lacan donne à la lettre quand il dit : si elle est secondaire au signifiant, elle peut introduire des effets de signifiant. C’est à partir de la lettre que l’on peut évoquer ce mouvement de retour qui modifie le signifiant.
– Lacan dit «la lettre est secondaire» pour dire le contraire de ce que disaient les philosophes qui parlaient de la primauté de la lettre. Vient d’abord la parole orale. Un dépôt se constitue, puis il y a la lettre. L’écrit est un ordre distinct de l’oral, mais, avec Joyce, ce n’est pas le cas : il tente au contraire une écriture du phonétique. Le phénomène courant que nous connaissons très bien maintenant, c’est là le signifiant, là le sens. Chez Joyce, il y a un mouvement de retour, de rétroaction, faisant revenir sur la chaîne signifiante le signifiant même. C’est un artifice, car il n’y a pas de point de capitonnage.
C’est comme si la ligne même du signifiant retournait un moment sur elle-même, et produisait un signifiant symptomatique nouveau, au lieu de se développer entre signifiant et signifié. C’est pour cela qu’il y a quelque chose de métonymique, mais ce n’est pas comme dans l’allusion, dans laquelle il y a un sens sans que l’on puisse le capter : ici il s’agit d’une super-métonymie, c’est-à-dire qu’il y a un sens qui est impossible. Il y a la possibilité de déchiffrages multiples, on peut construire des métriques diverses, et l’idée est d’avoir toutes les métriques.
H. T – Dans le Séminaire Encore, Lacan fait une comparaison entre Marguerite Duras et Joyce, faisant une opposition entre lisible et illisible. Il parle alors du procédé de Joyce comme celui où le signifiant vient truffer le signifié. On pourrait penser une métonymie comme truffée.
– La métonymie suppose plutôt une continuité qu’un rajout de morceaux.
Ana Martinez – Si Joyce met le matériel à la place du vide, ce matériel ne serait-il pas le référent- même ? ce que l’on noterait comme la Bedeutung.
– On pourrait le penser, mais il faut considérer ce qui constitue l’interprétation de Joyce. Ses lecteurs, que font-ils ? Ils font une certaine computation, énumération, mais essentiellement ils cherchent d’où Joyce a pu sortir tout cela. Dans ce sens, la Bedeutung est l’ensemble du savoir. Dans un autre sens, c’est la chaîne même qu’il a écrite noir sur blanc et la seule que l’on puisse réécrire. Par rapport à la tentative de traduire Finnegans Wake, celle qui a un sens est la traduction qui s’appuie plutôt sur l’anglais que sur les autres langues, mais incluant, dans l’idéal, sa propre traduction. Comme c’est un mélange de langues, ce n’est pas traduisible, on ne peut pas passer à une autre langue, on ne peut pas déchiffrer. Dans ce sens, oui, il inclut sa propre Bedeutung, le signifiant revient sur lui-même, il n’est pas lié au son, il n’est pas lié à un objet dans la réalité, il va vers lui-même. Chacun d’entre eux dit «je suis un néologisme joycien». De la même manière que les cieux et la terre chantent la gloire de Dieu, chaque signifiant de Finnegans Wake chante la gloire de Joyce.
Sagrario Garcia – Dans son retour sur le S1 comment opère l’essaim ? Fait-il disparaître le S1 ?
– Il ne le fait pas disparaître métaphoriquement tel que sa gerbe fait disparaître Booz. Au contraire, le premier signifiant est conservé et les autres viennent se superposer dans une condensation. Il modifie le S1, il le morcelle, fait des trous, il en fait rentrer d’autres et on obtient effectivement cet étrange mélange, la Befriedigung signalée par Freud à propos du symptôme, cette chose hétérogène qu’il nous présente, ces curieux néologismes. L’opération n’est pas métaphorique, ni métonymique. Comprimer divers signifiants a quelque chose du style du sculpteur César. Je ne sais pas très bien à quoi le comparer.
M. B. – Il y a quelque chose du collage.
– Il y a quelque chose du cubisme littéraire.
C. P – Ne pourrait-on penser à l’holophrase ?
– Oui, mais la relation au sens n’est pas la même. Cela explose dans toutes les directions. Elle fixe et fait exploser en même temps. Il y a quelque chose d’extraterrestre.
LE DÉSABONNÉ
[Question sur l’expression de Lacan «Joyce comme désabonné de l’inconscient».]
Le concept «désabonné de l’inconscient» est une conceptualisation solide de l’enseignement de Lacan. En suivant l’idée de la solidarité entre interprétation et inconscient, nous trouvons chez Joyce un énoncé qui n’est pas interprétable. Les équivoques sont déjà prévues et explicitées, nous sommes dépourvus de l’arme de l’interprétation, tout est dans la recherche des sources, et personne ne pensera que ce sont les sources d’expériences infantiles : ce sont des sources de lecture, de bibliothèque. C’est sa vie, ce sont ses amis, ses expériences, mais comme ceux d’un roman, non d’un vécu. On ne peut interpréter, parce qu’il n’y a pas fonction de vérité : ceux qui travaillent sur Joyce le font dans la dimension de l’exactitude.
Pensons à la littérature surréaliste : il y a peu de vérité parce que l’artifice est trop patent. On cherche beaucoup plus la vérité chez Mallarmé que chez Breton. Chez Raymond Roussel il y a le placage du dispositif, on cherche quel est son secret, mais on ne cherche pas dans la dimension de la vérité poétique. Joyce semble beaucoup plus radical : il s’agit de tuer la vérité.
D’une certaine façon, Finnegans Wake est un triomphe du savoir sur la vérité et la supposée interprétation à laquelle elle se prête. C’est le triomphe du savoir, sans qu’il soit un savoir-Somme : la Somme, il la laisse aux autres pour qu’ils la fassent. Il n’y a pas un Autre, un Autre du savoir : au contraire, c’est un Autre barré fait du mélange de savoirs divers, et invraisemblable par la quantité des savoirs. Mais, à la fois, tout Che vuoi ? reste écrasé, comme si la partie supérieure du graphe de Lacan ne se dépliait pas. C’est comme s’il fonctionnait dans la partie inférieure du graphe, mais à la place de A nous aurions une sorte de A barré, de telle sorte que le nœud de capitonnage ici et de l’autre côté ne se font pas. À la place d’avoir un effet de sens nous aurions un S(A) qui serait la lettre comme Bedeutung dernière.
C’est un effort pour rendre compte de Joyce et de sa tentative d’écrire dans le réel quelque chose du symbolique. Le symbolique reste très réel, hors de l’imaginaire.
Dans quel sens cette œuvre est-elle un mensonge ? C’est un mensonge en tant qu’escabeau, comme dit Lacan. En tant qu’œuvre d’art, on ne sait si c’est la plus mensongère ou la moins mensongère de toutes. Si nous choisissons de dire que c’est le symptôme, celui de Joyce, je ne sais pas si cette œuvre produit de l’angoisse. Je ne le crois pas : elle produit de l’intérêt ou de l’indifférence, mais pas de l’angoisse. Pourquoi «désabonné de l’inconscient» ? Pour chacun des êtres humains, il y a la langue. L’inconscient est comme une structure superposée à celle-ci, «une élucubration de savoir». Il a un caractère de semblant. L’inconscient consiste à distinguer entre S1-S2, les effets de signification, et le petit a en rapport à cela. C’est une superstructure sur la langue, comme l’est la grammaire également. On peut travailler sur la langue dans la perspective puriste, pour qu’elle soit la langue correcte qu’il faut parler. C’est là que le discours du maître se fait patent, comme en France, où l’on prend la langue comme un appareil d’état pour obtenir l’objet linguistique normalisé. Les Anglais le font d’une autre façon : ils admettent des variations de prononciation, celle de la classe populaire, de l’aristocratie, comme un éventail. L’élucubration de savoir de Joyce est distincte de l’élucubration de savoir comme inconscient. Le joycisme consiste à multiplier les langues de référence pour obtenir une jouissance en court-circuit, sans passer par les médiations de l’imaginaire, l’articulation du S1 connecté à un S2, qui lui donne le sens, dans un échange comme à l’école maternelle où l’un dit à l’autre : «toi tu me donnes la main, moi je te donne le sens». Joyce fait exploser tout cela : c’est l’injouiscient [ingosciente] joycien, quelque chose distinct de l’inconscient.
Lacan reprend la question de quelqu’un et dit que, pour faire une chose qui n’a pas de «sens», ce n’est pas le désir qui pousse Joyce, mais la jouissance. La question n’est pas Che vuoi ? mais qu’il faille supposer que cela l’a fait jouir. Ce n’est pas tant de la dimension de la question sur le désir qu’il s’agit, mais bien qu’il s’en satisfasse quelque part. C’est la Neue Art de la Libidosbefriedigung.
Pourquoi l’a-t-il publiée ? Il y a de grands écrivains qui n’ont pas publié leur œuvre. Le duc de Saint-Simon s’est enfermé chez lui pour écrire des milliers de pages, jamais publiées, qui sont restées enfermées dans son château. Elles ont été publiées un siècle plus tard et passent pour être la prose la plus extraordinaire de toute la littérature française. Ce n’est pas un puriste, mais il a une force, un goût pour la langue sans égal. Il s’agissait d’une pure jouissance, sans idée de postérité pour lui. Chez Joyce, la jouissance est à ce point patente dans l’écriture même, que personne ne songerait qu’il le fait pour l’honneur, pour l’argent, les femmes, ou simplement les autres. Le concept de sublimation ne convient pas à ce qu’il a fait.
Il y a une résonance dans son appétit de la renommée éternelle universelle, qui paraît excéder les limites de la sublimation. La sublimation est supposée produire un objet offert à la jouissance des autres, ainsi que Joan Salinas l’a énoncé hier, faisant référence à l’enveloppe formelle des symptômes. Cela suppose un désir d’attraper l’inconscient des autres. Ce qui intéresse Joyce, c’est d’attraper les spécialistes. Finnegans Wake n’est pas adressé au public en général. Cela ressemble à la sublimation, la postérité, le public, mais il y a quelque chose de tordu.
Enric Berenguer – Quand Joyce parle de la postérité, il utilise une ironie brutale, qui apparaît clairement dans la biographie d’Ellmann.
–C’est vrai, et il faudrait reprendre cette référence. Lacan le prend au sérieux. Ce qui était en réalité son désir apparaît, ironiquement, même s’il y a quelque chose du semblant. Il le fait pour l’élite, pour les speci-élites. On peut dire spelitistes.
Rosa Calvet – De spelling, épeler.
Shula Eldar – Il y a une phrase dans Ulysses dans laquelle il se décrit marchant dans la rue, et il écoute, venant d’un collège, l’enseignement de l’abécédaire, a, b, c. Dans le texte de Joyce, cela apparaît coupé, de telle sorte que cela perd le sens de la série, du spelling.
– Il y a une sublimation tordue. C’est une libido symptomatisée plutôt que sublimée. Cette écriture est strictement pour un usage personnel. D’une certaine façon, Joyce ne sublime pas, et c’est pour cela qu’il a une parenté avec le symptôme. Si, comme le dit Freud par rapport à la sublimation, l’artiste avec son œuvre fait une copie fidèle de ses représentations fantasmatiques pour les offrir aux autres, il y a ici quelque chose de différent qui la fait s’apparenter au symptôme.
Ce n’est pas seulement la production d’un symptôme : il donne la clé de son être. C’est son être qu’il donne comme un nom propre. Le véritable Nom-du-Père a été son nom d’écrivain. C’est sa production qui lui a permis de se resituer dans le signifié qui lui manquait. C’est le point de capiton. Il a dû passer par ce dispositif qui lui a permis de se libérer des échos menaçants du signifiant, les mettant sur le papier. Paul Valéry se levait tôt pour écrire ses pensées chaque jour, sans quoi il ne pouvait vivre sa journée. Il devait se pressurer la cervelle. Valéry est du côté obsessionnel. Joyce, lui, est astreint à mettre noir sur blanc la relation du son et du sens, car il n’est pas totalement protégé des échos par le Nom-du-Père, pas plus qu’il n’a pu protéger sa propre fille, qui était schizophrène. L’écriture a fonctionné comme un paravent pour se protéger des échos infinis de la langue. Son être était son symptôme.
L’analyste a certainement aussi des paravents, mais qui devraient être l’expérience analytique même. Si nous introduisons la fonction de ce qui permet de se désabonner de l’inconscient, c’est l’expérience analytique même.
FILS DE SYMPTÔMES
M B. – Nous avions indiqué le thème du nom propre pour poursuivre la lecture du texte. On pourrait voir si le work in progress de Joyce serait du côté de faire apparaître toute cette polysémie, cette multiplicité de sens, mais pour le réduire finalement entièrement à un non-sens, à une univocité qui ressemble à celle du nom propre, une sorte de désignation, dans le style de celle produite par le nom propre. Toute l’œuvre serait ainsi une multiplicité de sens, mais au moment où elle se construit en tant que symptôme, où elle se referme sur elle-même comme symptôme, elle ne vaudrait plus en tant que polysémique, mais aurait la fonction de nom propre. Voilà ma question.
– C’est plutôt un objet, une pierre dans laquelle se concentre la jouissance de Joyce. Dans ce sens, c’est un petit a qui permet de nommer le sujet, au même titre que l’homme aux loups, l’homme aux rats : il est l’homme de Finnegans Wake. Il se transforme lui-même en Bedeutung.
M B. – Il y a les travaux de Russell, de Saut Kripke, sur le thème du nom propre. Mais quelles autres références pourrait-on utiliser pour développer ce thème ?
– Depuis un siècle, il existe une énorme littérature logique sur le nom propre. La voie maîtresse de la philosophie de la logique sur le thème commença avant Russell. Nous sommes aujourd’hui dans le post-kripkanisme. C’est une littérature aussi importante que celle qui existe pour Joyce. Kripke est le dernier à avoir fait une coupure importante.
V P. – Qui est Joyce, le fils ou le père de son œuvre ? Cervantes, à la fin de Don Quichotte, se propose en tant que fils de son œuvre.
– Lacan insiste dans le Séminaire sur la défaillance du père. Il faut le dire : ce qu’il a appelé «forclusion» est une élucubration sur la carence du père. Il y a des suppléances, et l’œuvre en est une. Le Nom-du-Père est un appareil qui permet de récupérer le principe de plaisir, de réduire les tensions, de se comporter plus ou moins correctement avec la jouissance. Autrement dit, c’est ce qui permet de tempérer, de modérer le rapport à la langue. Le fait d’avoir un rapport à la langue peut rendre fou l’animal humain.
Lacan le dit, sans Jacques Aubert il n’aurait pas pu déchiffrer «Who ails tongue coddeau aspece of dumbillsilly», et percevoir : «Où est ton cadeau espèce d’imbécile». Le cadeau d’imbécile, qui perturbe l’espèce humaine, est le rapport à la langue. Cela rend nécessaire le Nom-du-Père pour corriger le pire du rapport à la langue, tempérer la jouissance, lier le signifié et le signifiant. Le Nom-du-Père est le pharmakon, à la fois la maladie et la guérison. Le Nom-du-Père est un dispositif de réduction de la jouissance et d’adéquation et de lien du signifiant et du signifié. Tout ce qui sert à cela est bon. Chez Joyce, on voit comment cette écriture lui a permis de se stabiliser. C’est son Nom-du-Père. En tant que sujet, il est fils de son symptôme. Nous sommes tous fils de symptômes. S’il y a des droits de l’homme, si la communauté humaine existe, c’est parce que nous sommes tous fils de symptômes.
Rithée Cevasco – Ce tour qu’il fait d’un Dieu qui a créé l’humanité avec le langage pour la rendre malade, et ainsi nécessité de Dieu pour survivre. Je trouve cela incroyable.
– Cela a quelque chose de vrai.
R. C. – Le paradoxe, pour moi, en ce qui concerne la jouissance, c’est qu’il y a quelque chose de contradictoire. D’un côté, on dit qu’il y a une réduction de jouissance parce qu’il y a le langage, et d’un autre côté, tel que vous l’avez présenté, cela produit un excès de jouissance et la nécessité de régulation. Il y a quelque chose de difficile, là. Le langage rend malade et guérit à la fois.
– Il désorganise la jouissance du corps. La désorganisant, il a besoin de l’effacer, de la réduire. La réduisant et la nouant, il fait une suppléance. Il y a une sorte de mouvement qui...
M. B. – ... se rétro-alimente.
A. V – À partir de votre réflexion sur le mathème du transfert, nous pourrions peut-être écrire, dans le cas de Joyce, dans la partie inférieure quelque chose comme (S1, S2, Sn, S...). Il s’agit d’une série infinie, avec l’addition qui serait la Somme, celle dont parle Lacan comme propre au sinthome. Ce serait ainsi ce qui permet à Joyce de se débarrasser de l’inconscient. En effet, la partie universelle du mathème, celle de la fraction, laisse à sa droite le particulier, le signifiant quelconque qui précisément représente un analyste entre autres, avec sa particularité (peut-être pourrait-on dire dans ce cas sa quiddité). Pour qu’il y ait analyse, nous enseigne Lacan, ce signifiant ne doit rien avoir à faire avec ceux de la chaîne inférieure, ou bien se retrouver là seulement par hasard. Mais Joyce, avec sa Somme aurait obtenu que n’importe quel Sq soit dans la parenthèse.
Ceci étant dit, comment faire cette opération sans analyste ? Peut-être en mettant à la place du signifiant du transfert le nom de Joyce, mais barré, ou plutôt, écrit et barré encore une fois. L’opération de Joyce sur le nom propre lui permettrait de prendre au signifiant sa valeur de lettre. C’est cela que le nom propre, intraduisible, suppose : sa valeur de lettre.
– Il ne se traduit pas parce qu’il n’a pas de Sinn. C’est à partir du Sinn qu’on fait une traduction. Ce n’est que lorsqu’il devient un nom commun, comme la poubelle, qu’on peut le traduire, mais le nom de monsieur Poubelle ne se traduit pas. Dans un texte japonais, on mettrait les sons «Pubel» pour pouvoir dire Poubelle.
A. V –Pourriez-vous jouer avec votre nom ? Nous parlions de Blanco-White, et vous avez dit Miller : mil-aires, mais on ne dit pas mil-aires.
– Je suis d’accord, on doit aller plus loin. C’est ce qu’il signifie déjà, il va jusqu’à l’infini, on suppose qu’il va jusqu’à l’infini actuel. Ce serait important pour les Journées du Champ freudien de Madrid, Symptômes et transfert, de penser l’algorithme du sujet supposé savoir pour le transformer en un «algorithme du symptôme». On peut s’appuyer sur Joyce en tant qu’il fait une opération spéciale sur le sujet supposé savoir, qui se retrouve à chaque phrase. C’est une sorte de torsion, comme dit Antoni Vicens, une Somme, une sorte d’addition. Le Sq que, selon Lacan, on ne peut pas rencontrer là, finalement on le trouve chez Joyce.
A. V – Je faisais aussi référence à la distinction que vous avez faite de la position de Joyce vis-à-vis du savoir et de la vérité.
– Envers quoi Joyce a-t-il du transfert ? S’il y a quelque chose qui le représente, c’est bien son œuvre. Elle le représente pour le savoir universitaire, pour la Somme du savoir. Mais il y a quelque chose de plus chez Joyce, qui est l’exaltation du nom propre.
A. V – Il y a la dimension de l’inexistence du nom de Joyce pour lui-même.
– Mais du Nom-du-Père. Il fait un effort pour le faire exister, pour signifier que c’est fragile pour lui.
R. C. – L’opération doit se renouveler constamment.
CONCLUSION
– L’alternance s’écrit/s’efface, S1/S2, est une écriture beaucoup plus claire que l’opération de Joyce, qui est tordue, distincte du binarisme qui donne son mouvement au sujet dans la chaîne signifiante. Quand nous faisons une liste, nous allons à l’infini. C’est joycien.
Ce qui me paraît le plus assuré de la clinique, c’est cette question : pourquoi ne pas être poète plutôt que se remémorer ?
Joyce nous montre que le trauma est celui de l’incidence de la langue sur l’être parlant. Tout ce que dit Freud sur la fixation passe par la langue. Joyce nous montre de manière pure l’essence du
trauma, qui est le trauma de la langue. Il exploite ce trauma, le sintraumatise, comme dit Lacan. C’est cela l’essence de tout symptôme. Ils ont l’habitude de se cacher sous des fantasmes, mais chez Joyce nous avons l’essence de ce qu’est un symptôme. C’est le noyau de la clinique.
[1]Nous reprenons ici le commentaire de la conférence de Lacan «Joyce le symptôme», prononcé, dans le cadre du Séminaire interne de la Section Clinique de Barcelone, le 2 décembre 1996. Transcription assurée par Myriam Chang, revue par l’auteur, publiée dans Uno por Uno, Revista Mundial de Psicoanalisis, n°45, 1997, pp. 15-34. Ce Séminaire a été prononcé en trois parties. On pourra en lire la première partie dans Freudiana n°19 ; et la troisième partie dans Pliegos, pour la version espagnole. La traduction française sera publiée dans le Volume de la Rencontre de Barcelone, Agalma, Seuil, 1998. Ce texte-ci constitue la deuxième partie du Séminaire. Traduit de l’espagnol par Marta Wintrebert. On a très légèrement remanié quelques passages pour la publication en français. Publié avec l’aimable autorisation de JAM. [Note de C. B.]
[2] En français, on dit manquer du nécessaire pour désigner les moyens de survivance ; ou aussi un nécessaire de toilette, pour ce qui permet la toilette personnelle. La nécessité le poussa à... désigne le «manque du nécessaire», c’est-à-dire l’extrême de la nécessité. [Note de JAM]