Le choix du sexe
Graciela Brodsky
"Quarto n°77"
Un article qui nous permet de saisir comment les concepts lacaniens de sexuation, d’assomption subjective, de signification phallique, sont de vraies boussoles pour entendre les enjeux subjectifs de l’identification sexuelle à notre époque où les catégories du sexe et du genre font débat.
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Le choix du sexe[1]
Graciela Brodsky
Pour considérer la clinique de la sexuation aujourd’hui et illustrer le genre de problèmes que nous, psychanalystes, devons affronter en cette époque, je vais vous parler de Maria et Sergio. Maria Patiñio est — ou a été, pour être plus précise — une championne de course à pied qui représentait son pays, l'Espagne, aux Jeux olympiques de 1988. Emportée par l'enthousiasme et l'excitation des préparatifs, elle avait oublié de présenter, auprès du Comité olympique international, son certificat de féminité. Avant la compétition, elle avait reçu comme beaucoup d'autres l'invitation de passer par le bureau principal afin de se faire extraire quelques cellules de la partie interne de la joue.
Depuis 1968, les plaintes des concurrentes avaient de plus en plus augmenté, car elles trouvaient humiliant de se tenir debout nues devant un comité examinateur. En 1989 le test de l'ADN étant devenu possible aisément, le Comité olympique international a décidé de remplacer l'examen visuel par des tests plus modernes et scientifiques. Quelques heures après le test de ses cellules, Maria a été appelée pour une deuxième prise et pendant qu'elle se préparait à commencer sa première course, elle a été abordée par des officiers qui lui ont annoncé qu'elle n'avait pas réussi le sex-test.
Elle avait peut-être l'air d'être une femme, d'avoir la force d'une femme et personne n'aurait soupçonné qu'elle n'était pas une femme, mais le test avait révélé que les cellules de Maria Patio contenaient un chromosome Y. D'après la définition du Comité olympique international, elle n'était pas une femme.
A partir de ce moment-là, elle fut dans l'obligation de se retirer de l'équipe espagnole, il lui fut interdit de participer aux compétitions et les prix qu'elle avait gagnés lui furent retirés ; son fiancé l'a quittée et elle dut se débrouiller pour faire autre chose dans la vie. « J'ai été exclue du monde, comme si je n'avais jamais existé. J'ai consacré vingt ans au sport. » Cette histoire est rapportée par Anne Fausto-Sterling dans les premières pages de son livre « Sexing the body : gender politics and the construction of sexuality» et elle a servi d'argument pour démontrer que le sexe d'un corps est quelque chose de très complexe, qui n'est pas défini simplement dans un sens ou dans l'autre (on est un homme ou bien une femme).
On peut se servir de la connaissance scientifique pour aider à prendre une décision, mais c'est seulement la croyance au genre (gender) et non à la science qui peut définir le sexe. On connaît la différence entre « sex and gender» devenue populaire en 1972 grâce aux sexologues John Money et Anke Ehrhardt, qui d'un côté définissent le sexe selon les attributs physiques et leur détermination anatomique et physiologique, tandis que de l'autre, ils considèrent le genre comme la transformation psychologique du « self» (la certitude interne qu'on est soit un homme, soit une femme) et les expressions du comportement comme traduisant cette certitude. Bref, il s'agit de la différence entre le sexe, comme quelque chose de réel, et le genre comme quelque chose de construit.
La distinction entre le sexe et le genre est considérée par beaucoup comme l'événement le plus important des dernières décennies en ce qui concerne les politiques de discrimination sexuelle. Cela a eu des répercussions dans le domaine de la psychologie, de la politique et dans la vie quotidienne parce que cette distinction a changé la manière de s'adresser les uns aux autres. Par exemple aux Etats-Unis et dans beaucoup de pays d'Amérique latine, l'emploi du masculin comme générique tend à disparaître puisqu'il est « politiquement incorrect ». Cela comprend les choses les moins importantes de la vie quotidienne aussi bien que des modifications de la Constitution pour qu'elle puisse être adressée aux citoyens et citoyennes.
À vrai dire, la thèse de Fausto-Sterling dépasse la théorie du « sex and gender » parce qu'elle suggère l'idée d'un « sexual continuum », qu'elle illustre en se servant d'une bande de Moebius. En 1993, l'auteur a fait scandale quand elle a proposé de remplacer le système des deux sexes par un autre comprenant cinq ou six sexes : hommes, femmes, herms, merms et ferms.
L'affaire Patiñio s'est clôturée deux ans et demi plus tard quand la Fédération internationale des athlètes amateurs l'a acceptée comme femme et en 1992 elle a pu de nouveau faire partie de l'équipe olympique espagnole même si le Comité olympique a refusé de revoir l'exigence du sex-test.
Pendant que Maria Patiñio parcourt les palais de justice pour essayer de démontrer qu'elle est une femme, Sergio, lui, peut juste faire savoir son désir d'être une femme ou, pour le dire plus exactement, d'être une fille. Il a sept ans et ses parents l'ont emmené chez une psychanalyste parce qu'il a des problèmes à l'école et aussi parce qu'il préfère jouer avec des filles ; parfois, il dit qu'il est une fille, il aime faire le ménage et la cuisine, il met des perruques et des vêtements de femme pour danser comme Xuxa et pour qu'on le regarde.
Dans la solitude du cabinet, il fait un dessin, le bossu de Notre-Dame et montre avec des flèches quelques parties du corps qu'il énumère : cheveux violets, bosse, bras, « jupette de garçon ». Au cours de séances suivantes, il emporte des barbies, il les habille, les coiffe et raconte que, avec sa grand-mère, il confectionne des petites robes pour les poupées. Une autre fois, il signe un dessin de son prénom et du nom de la psy. Elle lui demande d'où lui vient son nom ; il lui répond que c'est sa maman qui le lui a donné. Il ajoute que sa maman s'appelle G.G. et que ce nom ne lui vient pas non plus de son père à elle. C'est la grand-mère maternelle qui le lui a donné.
Un an plus tard, sa situation à l'école s'est améliorée sensiblement. Au cours d'une séance, il fait des cœurs avec de la pâte à modeler qu'il fait cuire dans le four comme si c'était des petits gâteaux. La psy fait une allusion à la différence des sexes et il lui affirme : « Oui, moi, je veux être une fille », et ajoute : « Ma mère a trois garçons et elle veut une fille ». La psy signale : « Oui, tu veux être cette fille qui manque à ta maman ». Il réplique : « Non, j'aime être une fille. » Et la psy : « Et avec ton zizi, qu'est-ce que tu vas faire ?» Le garçon répond : «Je le cache ou je le coupe. »
Comme il est habillé d'une façon assez équivoque, la psy demande qu'il ne porte pas de vêtements féminins. Le père respecte la suggestion, mais la mère ajoute toujours un accessoire féminin : un petit collier, une petite bague. Une fois, au moment où
Sergio sort du cabinet, il se retourne, ouvre sa veste et montre un tee-shirt imprimé avec des léopards. Même si Sergio dit et fait des choses inquiétantes concernant l'assomption de son sexe, on ignore ce qu'il fera quand il aura affaire à l'autre sexe : sera-t-il un exhibitionniste qui ouvrira son imperméable pour faire peur aux filles à la sortie de l'école ? Cachera-t-il son pénis tout en montrant ses accessoires féminins, travesti pour le regard des connaisseurs ? Consultera-t-il des médecins pour chercher à corriger, au moyen de la chirurgie, l'erreur de la nature ? Qu'est-ce que la psychanalyse pourra faire pour lui ? On verra, il continue...
Comme nous pouvons l'apprécier, entre le « vouloir être » de Sergio et le « je suis » de Maria, entre le souhait et la certitude, il y a un vaste domaine que nous appelons « sexuation ». Pour la psychanalyse parler de sexuation suppose qu'au-delà des déterminations biologiques, il faut une implication subjective du sexe que, tout le long de son enseignement, Lacan a appelé « assomption ». Peut-être pourrait-on penser qu'il s'agit de dire la même chose avec d'autres mots, et que ce que les Américains appellent gender, la transformation psychologique du self, nous l'appelons assomption, l'implication subjective du sexe. Non, il ne s'agit pas non plus de « s'assumer » comme on disait dans les années 70, ou de « sortir du placard » tel qu'on le dit aujourd'hui dans le monde gay. Alors, pour préciser ce que nous appelons sexuation, il faut tenir compte que, premièrement, la condition de la sexuation est, comment dit Lacan, d'assumer, « en quelque sorte s'inscrire vis-à-vis du signifiant phallique »[2], et, deuxièmement, que la sexuation est une affaire de corps.
Plus encore, on peut dire que la sexuation est la rencontre du corps et du signifiant phallique, ce qu'on appelle d'habitude la significantisation. Quand on parle de significantisation, il vaut mieux différencier deux registres : le premier est celui qui permet de signifier la différence évidente des sexes à partir de l'observation. Le deuxième est un corps habité de jouissance.
Jusqu'à présent, quand un enfant naît, on dit qu'il est garçon ou fille sans lui avoir fait l'examen de l'ADN, même si le réel du sexe ne se décide pas en jetant un coup d'oeil, mais bien au niveau génétique et que le simple coup d'oeil peut différer de ce que révèlent les examens. Mais personne, jusqu'à présent, n'oserait dire à la nouvelle mère : « On ne connaît pas le sexe de votre enfant ; on va analyser et après on va vous confirmer si c'est une fille ou un garçon. » D'habitude, à moins que quelqu'un veuille devenir champion de course à pied, il suffit d'observer la différence qui implique la présence ou l'absence des caractères sexuels primaires. Il faut ajouter que cette présence-absence est déterminée par l'image prévalente du phallus qui permet de nommer le corps en tant que sexué, et qu'en même temps le phallus produit une signification à partir de laquelle être homme ou femme « veut dire quelque chose », même si on ne sait pas trop bien quoi, mais qui tourne autour de l'avoir ou ne pas l'avoir, l'être ou ne pas l'être, etc.
Le premier effet de la significantisation s'exerce donc sur le corps en tant qu'imaginaire. On peut l'écrire ainsi :
Φ
_______ implique - phi
corps i(a)
Mais un corps est plus qu'une image dans le miroir de l'Autre. Un corps, c'est quelque chose de vivant, qui vibre, il est érogène, pour se servir des mots de Freud. Ainsi, l'action du signifiant ne s'exerce pas seulement sur le corps imaginaire, mais aussi sur la jouissance qui le parasite et l'agite.
Le premier est un corps visible, c'est l'image du corps. Le second est un corps habité par une jouissance qui doit s'inscrire comme jouissance phallique. Le schéma est le même : transformation signifiante aussi bien du corps que de la jouissance qui y est associée.
Φ
______________ implique - phi
Jouissance réelle
J'ai dit auparavant que pour Lacan la condition de la sexuation est d'assumer, « ‘en quelque sorte’ s'inscrire vis-à-vis du signifiant phallique ». Que veut dire « en quelque sorte » ? Supposons que nous avons un corps. Et supposons aussi que le signifiant phallique fait partie du champ de l'Autre (cela n'arrive pas, par exemple, avec le signifiant de la femme, qui ne fait pas partie du champ de l'Autre). Il manquerait encore à déterminer de quelle façon ils se rencontrent pour qu'il y ait significantisation en termes phalliques et, évidemment, à poser la question : peut-il arriver que cette rencontre soit ratée, comme on le constate dans certaines psychoses ? À ce moment-là, nous trouvons deux réponses. La première, la réponse que Freud donne à cette question — qui est celle que Lacan explore dans la première partie de son enseignement — fait dépendre cette articulation de l'identification, c'est-à-dire de l'œdipe.
Si nous prenons le Séminaire V, leçon n° 9, nous lisons par exemple que l'œdipe suppose « l'assomption par le sujet de son propre sexe [...], ce qui fait que l'homme assume le type viril et la femme un certain type féminin. » Il dit encore que pour l'homme, c'est s'identifier avec le père en tant qu'il possède un pénis, pour la femme, c'est reconnaître l'homme comme celui qui a ce pénis[3]. Il faut signaler qu'il ne pense pas que la fin du complexe d'OEdipe féminin se fasse à partir de l'identification. Dans le Séminaire V, Lacan présente tout simplement comment la sexuation est le résultat de l'identification au père chez le garçon ou du choix de l'objet paternel pour la fille.
La solution de la sexuation selon l'identification est, par exemple, celle qu'utilise Lacan pour expliquer la position du petit Hans. Le petit Hans répond aux emblèmes de la masculinité sur le plan imaginaire, pourtant, bien que ses élections d'objet soient hétérosexuelles, sa position sexuée inconsciente est féminine, produit de l'identification de son désir au désir maternel. L'Homme aux Loups, pour continuer avec les cas paradigmatiques de notre clinique, a été pensé par Freud pour distinguer, entre autres, les traits d'identification virile des traits d'identification féminine qui se vérifient, par exemple, dans les symptômes intestinaux. D'ailleurs Schreber, même s'il pense qu'il est la femme qui manque à tous les hommes, cela ne le renvoie pas à une identification imaginaire avec les habits qui enveloppent l'objet i(a), ni à une position sexuée inconsciente, mais à un effort pour limiter le réel d'une jouissance qui fait irruption sous la forme : « Ah, comme ce serait beau d'être une femme subissant l'accouplement ». On comprend que chez un même sujet peuvent coexister des positions opposées qui proviennent de la différence entre ce que la sexuation doit à l'imaginaire, au symbolique et au réel.
Quand on parle d'identification, il s'agit d'un domaine complexe, parce qu'on ne s'identifie pas toujours à la même chose. L'œdipe explique comment on assume le sexe et, en même temps, fournit toutes les variations selon lesquelles, à cause de la solution ratée de l'œdipe, le sujet n'assume pas le sexe qu'il faudrait avoir. Par exemple, le sujet peut rester identifié au désir de la mère, c'est-à-dire de désirer le phallus, tel que sa mère le désire ; c'est le cas du Petit Hans. Il se peut qu'il ne s'identifie pas avec le désir de la mère, mais qu'il s'identifie à l'objet du désir de la mère, ce qui ne revient pas au même, qu'il s'identifie au phallus lui-même, en position de fétiche. C'est-à-dire que le champ de l'identification est très vaste, il fournit une variété clinique très importante qui devient plus claire si on distingue l'identification par rapport aux trois registres I.R.S.
A vrai dire, je pense que ce que les Américains appellent gender, ce qu'ils pensent expliquer avec la transformation du self, est le résultat de la sexuation comme identification, dont ils ignorent le ressort. Mais pour Lacan, l'identification n'épuise pas le champ de la sexuation. L'idée d'assumer son propre sexe implique qu'on peut bien ne pas le faire. La sexuation dépend du signifiant phallique, mais aussi de la position du sujet vis-à-vis de ce signifiant et encore, de l'acceptation ou du refus du signifiant.
Cette perspective, ce lien que Lacan fait entre le sujet et le phallus selon l'acceptation ou le refus (et non pas selon l'identification) est ce qui lui permet de parler de sexuation comme s'il s'agissait d'un choix qui, au-delà des identifications imaginaires et symboliques, met en jeu l' « insondable décision de l'être » pour reprendre une référence très lointaine de Lacan, que nous retrouvons, par exemple, dans la « Question préliminaire » quand il indique que l'enfant peut décider de refuser l'imposture paternelle. C'est la même inspiration qui l'amène à dire, dans son Séminaire XX : Prenons les choses du côté où se range l'homme. « On s'y range, en somme, par choix - libre aux femmes de s'y placer si ça leur fait plaisir. »[4] Ou bien : « A tout être parlant [...] il est permis, quel qu'il soit, qu'il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité — attributs qui restent à déterminer — de s'inscrire dans cette partie »[5] (il se réfère au côté femme des formules de la sexuation). Attention ! Il dit permis, donc, ce n'est pas déterminé. De notre position de sujet on est toujours responsable.
Je crois avoir donné deux lectures possibles de ce « en quelque sorte » en signalant qu'il n'y a de sexuation qu'à partir de l'action du signifiant phallique, ce qui n'empêche pas que pour un sujet il y ait diverses façons d'inscrire son corps et sa jouissance par rapport à ce signifiant. Pour la psychanalyse, de cela dépend qu'il y ait des hommes et des femmes.
Pour finir quelques mots sur la reconnaissance. Quelle est la critique la plus dure que Lacan fait au recours à l'identification pour trancher sur l'affaire de la sexuation ? Je la trouve dans son Séminaire « Ou pire ». Je cite : « Le fait que les hommes et les femmes soient reconnus par ce qui les distingue est une erreur qui consiste à les reconnaître en fonction de critères qui dépendent du langage. Mais, ce ne sont pas eux qui se différencient, au contraire, eux, ils se reconnaissent des êtres parlants quand ils refusent cette différence par le biais des identifications. »[6]
Ainsi, ce qu'on pourrait appeler le travail de sexuation (pour emprunter une expression qui provient du domaine de la psychose) suppose non seulement l'assomption de son propre sexe, mais aussi l'acceptation du sexe de l'autre, c'est-à-dire que l'homme reconnaisse qu'il y a des femmes, et aussi — même si ce n'est pas réciproque — que la femme reconnaisse qu'il y a des hommes. Certainement, il ne s'agit pas seulement de reconnaître la différence au niveau de l'imaginaire corporel, moment traumatique privilégié par Freud. Au-delà de cette malencontre, la tâche qui s'impose à chaque sexe — et autour de laquelle sont organisées non seulement la névrose mais aussi la direction de la cure — est celle de se confronter à l'existence d'une autre relation avec la castration, une autre position dans le désir, un autre style dans l'amour et une Autre jouissance qui n'est pas celle de l'Un.
[1] Intervention faite à Bruxelles le 20 janvier 2002 dans le cadre de sa tournée européenne. Publié dans QUARTO n°77
[2] LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l'inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 166.
[3] Ibid., p. 196.
[4] LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 67.
[5] Ibid., p. 74.
[6] LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Ou pire », (inédit), leçon du 8 décembre 1972.